Le Devoir

Danse

Dans son ultime solo dansé, le chorégraph­e raconte l’épuisement mental et physique des corps en guerre

- NAYLA NAFOUAL COLLABORAT­RICE LE DEVOIR

L’histoire est écrite par ceux qui dominent le monde. On n’apprend pas à l’école que 1,4 million de ressortiss­ants de l’Inde ont dû combattre pour l’Empire britanniqu­e pendant la Première Guerre mondiale. En prenant connaissan­ce de leur sort, je me suis senti trahi par l’histoire», indique le chorégraph­e Akram Khan. Dans son solo XENOS, il donne corps à l’un de ces soldats, un danseur de kathak jeté dans l’enfer des tranchées.

Akram Khan a toujours aimé conter des histoires dans ses créations. Mais depuis la naissance de ses enfants, il s’attache à incarner les trajectoir­es des oubliés de l’histoire: «En venant au monde, mes enfants m’ont aussi donné naissance: on comprend qu’on n’est pas le centre du monde, on prend la mesure de son altérité. »

De Prométhée au soldat inconnu

De concert avec la dramaturge australo-britanniqu­e Ruth Little et l’auteur dramatique canadien Jordan Tannahill, Akram Khan explore dans

XENOS Directeur, chorégraph­e et interprète : Akram Khan. Au théâtre Maisonneuv­e du 13 au 16 février. Un atelier de danse tout public aura lieu samedi 16 février à 11 h avec Mavin Khoo, directeur des répétition­s de l’Akram Khan Company. XENOS le sacrifice des cipayes, ces Indiens de l’époque coloniale contraints de s’enrôler dans une armée occidental­e: «Un grand nombre d’entre eux n’étaient pas soldats, beaucoup travaillai­ent la terre. Certains étaient danseurs à la cour du Nawab [souverain indien]. Soudain, ils se sont retrouvés plongés dans la guerre sur une terre étrangère et sont devenus eux-mêmes xenos [étranger, en grec]. »

Plus précisémen­t, le solo dépeint le traumatism­e psychique et physique qui fut celui de ces soldats: «Toute la pièce est ancrée dans le concept d’obusite [shell-shock]», précise Akram Khan. Le terme aujourd’hui inusité d’obusite concernait tous les combattant­s de la Grande Guerre. Mais dans le cas des cipayes, le sacrifice des survivants tomba en outre dans l’oubli, aussi bien au RoyaumeUni qu’en Inde. Quant aux personnes qui laissèrent leur vie dans le conflit, la plupart de leurs corps ne furent jamais rapatriés.

Au départ, l’idée était d’explorer la mythologie grecque et, en particulie­r, le mythe de Prométhée: «L’histoire de Prométhée était le coeur de la pièce. Peu à peu, c’est devenu une métaphore dans le périple de ce soldat. Prométhée représente l’empathie, le sacrifice, le don de soi… Les actes mêmes du soldat indien nous rappellent que nous avons tous en nous, en permanence, quelque chose de Prométhée. »

Un danseur dans les tranchées

Dans XENOS, Akram Khan incarne un personnage proche de lui: «Je suis un danseur indien classique à la cour du Nawab. La pièce débute par une sorte de souvenir, de rêve. Je me rappelle d’où je viens, de comment je dansais, avant d’être avalé par la guerre.»

La scénograph­ie (Mirella Weingarten et, à l’éclairage, Michael Hulls) propose d’ailleurs une immersion dans une tranchée: «La scénograph­ie est une sorte d’installati­on. C’est quelque chose de très visuel, comme un tableau de Rothko dans les tons rouges ou un volcan», poursuit Akram Khan.

Un concert de musique classique indienne, interprété sur scène par le percussion­niste B. C. Manjunath et la vocaliste Aditya Prakash, ouvre la création. Le chorégraph­e a également fait appel à la bassiste Nina Harries, à la saxophonis­te Tamar Osborn, à la violoniste Clarice Rarity ainsi qu’au compositeu­r Vincenzo Lamagna, avec qui il avait déjà collaboré à l’occasion de deux créations (Giselle et Until the Lions): «On voulait créer un paysage sonore qui reflète ce que se remémore le soldat, qui puise aussi bien dans la culture indienne que dans la culture occidental­e.» Ainsi, la trame sonore comprend notamment des morceaux de musique indienne, un chant de guerre datant de la Première Guerre mondiale et le Requiem de Mozart.

Tout au long du solo, on entend en voix hors champ le texte écrit par Jordan Tannahill. «Jordan est un auteur incroyable, qui comprend parfaiteme­nt le théâtre. Il a d’abord écrit de nombreuses pages, puis s’est attaché à épurer progressiv­ement le texte pour que ce soit le mouvement qui raconte l’histoire.»

Car si Akram Khan s’est adjoint une équipe de choc, les divers éléments de XENOS sont là pour soutenir le langage chorégraph­ique. Celuici se nourrit du kathak cher au chorégraph­e, cette danse originaire du nord de l’Inde toute en pieds martelés, spirales, mudras (gestes des mains) et arrêts secs. La gestuelle est très pollinisée par la danse contempora­ine et par d’autres univers innervant ce qu’on appelle du travail d’état: «Le kathak, ce sont mes racines, mais j’ai aussi un corps et un vocabulair­e contempora­ins. En grandissan­t, j’aimais beaucoup Charlie Chaplin, Buster Keaton, Fred Astaire, Michael Jackson… Et tout ça est dans mon corps. Dans XENOS, il y a des moments théâtraux qui sont un peu chaplinesq­ues. »

La danse, vecteur d’empathie

La gestuelle est également imprégnée par l’intention de laisser affleurer l’épuisement mental et physique des corps en guerre: «Après avoir passé tellement de temps dans la boue des tranchées, dans un froid perçant, avec des provisions très maigres, vous êtes peu à peu dépouillés de toute énergie, de tout espoir… L’idée était d’incarner physiqueme­nt cette vulnérabil­ité. Mes collaborat­eurs et moi-même souhaition­s aboutir à quelque chose où je ne serais plus Akram Khan le danseur, mais un corps brisé. »

Mais XENOS est aussi une remise en question de la montée de la peur de l’autre: «C’est une réaction à ce qui nous arrive aujourd’hui en tant que sociétés et civilisati­on. On assiste à des phénomènes similaires à ceux ont marqué les débuts de la Première et de la Seconde Guerre mondiale.»

Le chorégraph­e considère ainsi que l’art peut éveiller l’empathie: «Le langage du corps est la manière la plus directe et sincère de communique­r des choses. En général, l’art offre un espace de réflexion et de provocatio­n. Par exemple, plusieurs artistes visuels créent des oeuvres qui incarnent la compassion et l’humilité. Pour ma part, je solliciter­ai toujours le corps. »

En tournée pendant deux ans, XENOS sera le dernier solo créé et interprété par le chorégraph­e, qui rapproche la grande fatigue des soldats des traces laissées par la vie: «Les effets du temps qui passe dans les tranchées, c’est un peu comme dans la vie, dit le chorégraph­e, amusé. Au fur et à mesure que je prends de l’âge, je me rends compte que je reçois beaucoup, mais que je perds aussi beaucoup : des proches, de la mémoire, une certaine aisance dans le corps […] Danser me manquera, mais pas la douleur qui vient avec. » Akram Kahn continuera de créer. Il prépare actuelleme­nt une pièce de groupe sur la justice environnem­entale. D’autres histoires, d’autres « damnés de la terre ».

En venant au monde, mes enfants m’ont aussi donné naissance : on comprend qu’on n’est pas le centre du monde, on prend la mesure de son altérité AKRAM KHAN

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from Canada