Le Devoir

Trente ans après la fatwa contre Salman Rushdie

Censures et blasphèmes, 30 ans après la fatwa contre Salman Rushdie

- STÉPHANE BAILLARGEO­N

’est bien connu, le temps fait toute la différence entre un drame et une comédie. Alors, à l’approche du 30e anniversai­re de la fatwa (condamnati­on réclamant son exécution) lancée contre lui par le régime des ayatollahs iranien, le 14 février 1989, le romancier Salman Rushdie a pu oser participer à la dernière et ultime saison (la neuvième) de la populaire série comique Curb Your Enthusiasm (HBO) de Larry David.

Rushdie y joue son propre rôle, comme le veut le modèle narratif de cette fiction autoréfére­ntielle. Le romancier y est appelé en renfort psychologi­que par Larry David, frappé lui aussi par une fatwa, dans son cas parce qu’il a écrit une opérette comique inspirée de la vie de Rushdie intitulée Fatwa! The Musical.

Les deux créateurs finissent par se rencontrer au troisième épisode. Salman Rushdie (que David veut appeler Salmon) explique qu’il a mis des années à comprendre que la fatwa, bien qu’«épeurante et abasourdis­sante», apporte en même temps l’avantage de l’attrait de la dangerosit­é. «Vous êtes un homme dangereux, dit-il. Il y a des femmes très belles qui sont attirées par cette condition. Ce n’est pas tant la fatwa que la menace qui vous enveloppe qui devient attirante. »

Peut-être, mais la sentence et la menace de mort persistent toujours, réplique David. « Yes, but fu… it !» répond l’auteur, qui entraîne son nouveau protégé dans un resto chic pour démontrer sa théorie de l’attraction dangereuse menant au « fatwa sex ».

Bon. Ce n’est toujours que de l’humour potache. On peut tout de même apprécier la formidable capacité d’autodérisi­on de cet écrivain surdoué vivant sous une incessante menace de mort depuis près de 11 000 jours, soit quelque 263000 heures. L’Iran maintient sa menace et la prime au meurtre de l’apostat serait maintenant d’environ 5 millions de dollars. Le nom de Salman Rushdie figurait aussi sur une liste de personnali­tés à abattre de l’organisati­on terroriste islamiste al-Qaïda diffusée au début de la décennie.

Blasphèmes et censures

«J’ai été extrêmemen­t choqué à l’époque par la condamnati­on iranienne de Salman Rushdie, que je connaissai­s comme auteur», dit le professeur de droit Julius Grey, avocat bien connu pour sa défense de la liberté d’expression mais aussi grand lecteur qui chronique régulièrem­ent à l’émission littéraire Plus on est de fous, plus on lit! (Radio-Canada Première). «Depuis, j’ai vu que ça se passe souvent puisque bien d’autres oeuvres ont été attaquées. »

À preuve, l’infâme tableau de chasse d’al-Qaïda comprenait aussi les noms du caricaturi­ste Lars Vilks et de trois autres employés du journal danois Jyllands-Posten qui avait déclenché un autre choc fondamenta­l après avoir publié en septembre 2005 des dessins de Mahomet.

Stéphane Charbonnie­r (le dessinateu­r Charb) avait ensuite été ajouté à la liste létale. Il est décédé dans l’attaque contre Charlie Hebdo en même temps que 11 autres collaborat­eurs, le 7 janvier 2015. Le cinéaste néerlandai­s Theo van Gogh a été assassiné en 2004 parce qu’il venait de tourner un documentai­re avec des musulmanes se libérant des diktats misogynes d’un certain islam.

Me Grey connaît ces cas, mais en cite d’autres pour bien faire comprendre que, selon lui, le problème de la censure s’est généralisé dans nos sociétés. «Beaucoup de féministes diraient que D.H. Lawrence n’a plus sa place. Est-ce que Gone with the Wind est encore acceptable? Nous vivons dans une société qui n’est plus vraiment dévouée à la liberté. Il y a peut-être une idéologie d’égalité, mais cette idéologie s’exprime surtout à travers les lobbys qui peuvent attaquer les oeuvres littéraire­s, les articles de presse, quiconque émet une opinion. Au point où les gens n’osent plus se prononcer contre certaines positions.»

Julius Grey enchaîne autour de l’idée du blasphème et de l’offense. «Une des idées fortes de l’époque est qu’on n’a pas le droit d’offenser quelqu’un. C’est faux. La liberté de parole inclut le droit pour l’un de dire des choses choquantes pour l’autre. Il n’y a pas d’obligation de dire que votre religion est belle, que vos opinions politiques sont bonnes, que votre culture est magnifique. Au contraire, on a le droit d’attaquer et de critiquer toutes ces réalités. J’aimerais tellement que l’on cesse d’utiliser le terme “inappropri­é”. C’est la pire expression. On peut maintenant détruire la carrière de quelqu’un pour un mot jugé inappropri­é. »

Cet impératif catégoriqu­e fait de la censure — qui s’attaque tant aux chefs-d’oeuvre (comme Madame Bovary) qu’aux créations médiocres (comme une blague de mauvais goût) — l’ennemi à abattre dans une société radicaleme­nt ouverte.

«On ne doit pas juger de la qualité devant les tribunaux, dit l’avocat. Dans nos sociétés, le danger de censure ne vient plus de l’État, même si l’État ne défend pas suffisamme­nt les gens congédiés pour leurs propos. Le danger vient de la rectitude politique qui impose le silence sur certains sujets. Les gens ont maintenant beaucoup plus peur d’être considérés comme ridicules que d’être punis. »

 ?? JOËL SAGET AGENCE FRANCE-PRESSE ?? Le romancier Salman Rushdie a pu oser participer à l’ultime saison de la populaire série comiqueCur­b Your Enthusiasm de Larry David.
JOËL SAGET AGENCE FRANCE-PRESSE Le romancier Salman Rushdie a pu oser participer à l’ultime saison de la populaire série comiqueCur­b Your Enthusiasm de Larry David.

Newspapers in French

Newspapers from Canada