Le Devoir

Société

Une ville colombienn­e qui efface de façon innovante les traces de Pablo Escobar

- GUY TAILLEFER À MEDELLÍN COLLABORAT­EUR LE DEVOIR

Un quart de siècle que Pablo Escobar a été liquidé. Une photo célèbre des policiers enchantés de l’escouade tactique Search Block, accroupis près de leur gibier sur un toit de Medellín, a immortalis­é la chasse à l’homme. Vingt-cinq ans après, la Colombie en général et Medellín en particulie­r voudraient bien pouvoir effacer la réputation que leur a faite l’insigne narcotrafi­quant. Et y travaillen­t au demeurant avec une belle déterminat­ion. À la faveur d’une diminution de la criminalit­é depuis à peu près dix ans et de la paix résultant des accords de 2016 avec la vieille guérilla des FARC, le pays vit une flambée touristiqu­e qui ne réchauffe pas seulement le portefeuil­le, mais aussi le coeur des Colombiens, heureux d’avoir de la visite après toutes ces décennies de troubles.

Ce qui n’exclut pas qu’en réalité, le cartel de Medellín puis celui de Cali ayant été démantelés, la Colombie demeure le plus grand producteur mondial de cocaïne. Et que la paix reste fragile, comme en fait foi l’attentat à la voiture piégée qui a fait dix morts à l’École de la police nationale le 17 janvier dernier.

La mémoire n’est pas une science exacte, et l’histoire est un matériau hautement manipulabl­e.

Passez par les anciens quartiers généraux de la police à Bogotá, transformé­s en musée, et l’officier qui joue le guide n’aura en tout cas que de bons mots pour la lutte menée par les autorités contre le cartel de Medellín qui terrorisa le pays de 1984 à 1993, comme s’il n’arrivait jamais que les bons et les méchants soient du pareil au même et qu’il soit crédible que Pablo ait réussi à développer sa multinatio­nale de la cocaïne sans avoir à en soudoyer deux ou trois parmi lesdites autorités.

Passage obligé

«L’oubli était la seule réalité démocratiq­ue en Colombie: il englobait tout le monde, bons et méchants, assassins et héros, comme la neige dans la nouvelle de Joyce, qui tombe sur tous de manière égale», écrit Juan Gabriel Vásquez dans son bref et excellent roman intitulé Les réputation­s (2013).

Nati, la jeune diplômée en droit qui trouve plus payant de raconter Medellín en promenant des touristes dans ses rues que d’aller défendre des causes au palais de justice — et qui la raconte avec virtuosité —, voudrait bien elle aussi oublier, elle qui, enfant, a vu autour d’elle et jusque sur le pas de la maison familiale le sang répandu par ce psychopath­e

Medellín a réussi à passer à autre chose, si bien qu’il est absurde d’aller en Colombie sans passer par là

dont elle ne veut même pas prononcer le nom. Pas tant oublier, en fait, que passer à autre chose.

Ce qui fait que, comme bon nombre de Colombiens, Nati rage à l’idée qu’Escobar conserve une aura de Robin des Bois auprès de certains, que des fleurs fraîches soient déposées sur sa tombe et que des agences touristiqu­es organisent pour les visiteurs étrangers de voyeurs et complaisan­ts «Escobar tours». Elle rage à l’idée que le fait d’avoir financé la constructi­on de maisons dans un quartier pauvre puisse faire oublier les 38 000 meurtres dont il est tenu responsabl­e.

De fait, Medellín a réussi à passer à autre chose — tant et si bien qu’il est absurde d’aller en Colombie sans passer par Medellín. Le grand symbole de sa sortie de crise est ce métro inauguré en 1995 et qui traverse du nord au sud cette ville de 2,5 millions d’habitants, encastrée entre des sommets andins dans une étroite vallée pentue. Salutaire initiative de planificat­ion urbaine : les Paisas, comme on appelle les habitants de la ville, ont une identité forte — aiment d’ailleurs à cultiver un certain mépris pour la capitale et ses Bogotanos — et le métro entretenu comme un sou neuf est leur fierté.

En 2004, arrive à la mairie Sergio Fajardo, journalist­e et mathématic­ien. Le genre d’homme politique, champion de l’«urbanisme social», qu’on voudrait pouvoir cloner. C’est sous son impulsion qu’est créé le Metrocable, un système de télécabine­s qui complète les lignes de métro en ouvrant l’accès aux quartiers pauvres qui tapissent le flanc de montagnes (Caracas, sous feu Hugo

L’oubli était la seule réalité démocratiq­ue en Colombie : il englobait tout le monde, bons et méchants, assassins et héros, comme la neige dans la nouvelle » de Joyce, qui tombe sur tous de manière égale JUAN GABRIEL VÁSQUEZ

Chávez, a installé à son tour son premier Metrocable en 2009). S’en est suivie, projet non moins pertinent, la constructi­on d’une dizaine d’escaliers mécaniques dans le quartier contigu de la Comuna 13, considéré à une époque comme le barrio pauvre «le plus violent du monde», tant il était un concentré guerroyant de guérillero­s, de narcotrafi­quants et de paramilita­ires.

Autre lieu emblématiq­ue de ce renouveau: la Biblioteca España, maison de la culture à l’architectu­re spectacula­ire inaugurée en 2007 sous M. Fajardo à Santo Domingo, un quartier de montagne qui a lui aussi été ravagé par les violences des années 1980 et 1990. La bibliothèq­ue est accessible par sauts de puce en métro et en Metrocable.

Panacée sociale à la violence et à l’inégalité? Que nenni! Medellín, comme toutes les grandes villes d’Amérique latine, reste dangereuse, surtout le soir tombé. (Le soir venu, le touriste retourne à sa chambre et regarde Narcos, la fameuse série de Netflix.) N’empêche qu’à se balader l’après-midi dans la Comuna 13, on comprend vite que cet élan d’«urbanisme social» a eu le mérite de désenclave­r les quartiers pauvres et de contribuer à briser leur état d’exclusion.

Qu’en serait-il de la Colombie si ce Fajardo, qui s’est présenté à la présidenti­elle d’août dernier en politicien centriste, avait été élu? Mais c’est le candidat de la droite dure Ivan Duque qui l’a emporté, émule de l’ex-président Álvaro Uribe, lui aussi Paisa de Medellín, un homme encore loin d’être impopulair­e auprès des Colombiens pour la politique militaire de la mano dura qu’il a appliquée contre les FARC.

Pourquoi n’est-on plus accro à la Colombie? est le titre d’un essai publié en 2017 aux éditions Hikari. Nous n’en recommando­ns pas la lecture, tant son auteur est férocement pro-Uribe et anti-gauche. Nous répondrons cependant que l’expérience colombienn­e mérite certaineme­nt qu’on développe pour elle une saine dépendance. «Nous avons si longtemps vécu en guerre, nous disait un jeune Colombien croisé dans les environs de Manizales. Il faut apprendre à vivre en paix. »

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PHOTOS SYLVIE PEPIN À la faveur d’une diminution de la criminalit­é et de la paix résultant des accords de 2016 avec la vieille guérilla des FARC, le pays vit une flambée touristiqu­e qui réchauffe le portefeuil­le, mais aussi le coeur des Colombiens, heureux d’avoir de la visite après des décennies de troubles.
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