Avoir du flair
Derrière la création de Cyrano de Bergerac, un formidable brouhaha dans les coulisses
Ceux et celles que le théâtre ennuie n’y ont pour la plupart jamais mis les pieds, ou bien rarement, et encore moins savouré cet immense privilège d’observer le climat parfois angoissé des répétitions, la fébrilité des soirs de première et la mécanique survoltée derrière les rideaux. Edmond, d’Alexis Michalik, vous offre tout cela, en abondance, sans compter les beautés du Paris de la Belle Époque, récréées à Prague et à Karlovy Vary en République tchèque.
Ce qui se déploie sous nos yeux dans un flamboyant brouhaha, c’est la mise au monde laborieuse de Cyrano de Bergerac, le chef-d’oeuvre d’Edmond Rostand, l’arbre gigantesque cachant une forêt dénudée puisque depuis 1897, cette pièce éclipse les autres labeurs de son auteur. Alexis Michalik s’est (beaucoup) amusé à revisiter la genèse effervescente de ce monument de la dramaturgie française, injectant à tous ses personnages une part de doute sur la validité, et la qualité, de l’entreprise, offrant ainsi une bonne dose d’hystérie collective, et dont sa caméra baladeuse est sans cesse le témoin.
Il y a un peu de Woody Allen dans son approche, celui de Bullets Over Broadway, qu’il s’agisse du dramaturge inquiet, des financiers véreux imposant des actrices de second plan, des divas qui n’ont jamais trop de loges pour y remiser leur ego, etc. Et comme dans cet hommage aux splendeurs et misères du théâtre new-yorkais, Edmond met en relief son caractère artisanal (parfois même broche à foin), ses hiérarchies dignes d’une monarchie (avant que sa suprématie ne soit détrônée par l’arrivée du cinéma), et bien sûr ses intrigues sentimentales, carburant essentiel pour l’inspiration, à l’écriture comme sur scène.
D’abord créée sur les planches par nécessité économique puisque personne ne voulait de son scénario, le film qu’en a finalement tiré Alexis Michalik a profité de son aura de succès à la scène. Il s’est ainsi permis de petites fantaisies visuelles à la
Jean-Pierre Jeunet, celui d’Amélie Poulain, s’offrant aussi un narrateur doublé d’un brillant motivateur, Honoré (Jean-Michel Martial), dont la voix magnifique n’a rien à envier à celle d’André Dussollier.
Sa présence rassurante contraste avec la frénésie ambiante, qu’elle soit refoulée pour le jeune Rostand (Thomas Solivérès, très juste en écrivain appliqué et vertueux), tonitruante pour le tout premier Cyrano, Constant Coquelin (Olivier Gourmet, qui s’amuse ferme), et libidineuse pour celui qui sert d’inspiration au bellâtre niais Christian, Léonidas (Tom Leeb). Si certains personnages féminins ne bénéficient que de la part congrue dans cette gigantesque fête foraine du vers, du verbe et de l’envolée dramatique — tout particulièrement celui d’Alice, l’épouse bienveillante de
Rostand —, d’autres font de leur présence un feu d’artifice. C’est tout autant le cas de Mathilde Seigner, pas tout à fait le profil de la grande actrice de théâtre de répertoire, servant à merveille la figure de Maria Legault, la première Roxane, que de Clémentine Célarié, qui, bien sûr, en fait des tonnes en Sarah Bernhardt. Et on en redemande.
Ce magnifique hommage à la puissance évocatrice du théâtre ne rivalise jamais avec le brio de François Truffaut (Le dernier métro) ou les fulgurances de Baz Luhrmann (Moulin Rouge), mais ce Edmond a du flair: celui de plaire avec drôlerie, intelligence, virtuosité, et une agitation parfois digne d’un… Georges Feydeau, grand rival de Rostand à l’époque. Comme quoi tout est dans tout, même sur les planches.