Le Devoir

L’euphorie de l’illégalité

Céline Minard revisite les codes du film de braquage dans un roman dont on retiendra surtout la rigueur et les acrobaties stylistiqu­es

- ANNE-FRÉDÉRIQUE HÉBERT-DOLBEC COLLABORAT­RICE LE DEVOIR

«Personne ne bouge»: l’incipit de Bacchantes, dernier roman de Céline Minard, donne le ton. Après s’être frottée au western (Faillir être flingué), à la fresque médiévale (Bastard Battle), à la science-fiction (Le dernier monde) et à l’aventure de survie (Le grand jeu), l’écrivaine française revisite, triture et pastiche cette fois les codes du film de braquage.

Avec l’irrévérenc­e, l’imprévisib­ilité et la cadence à la fois mesurée et explosive d’un Tarantino, Minard esquisse une galerie de personnage­s burlesques et subversifs dont l’univers déjanté, insaisissa­ble et cynique laisse présager des intrigues et des menaces denses et surprenant­es.

Alors qu’un typhon menace la baie de Hong Kong, trois braqueuses à l’allure excentriqu­e s’introduise­nt par effraction dans la cave à vin la plus sécurisée du monde. Installés dans d’anciens bunkers de l’armée britanniqu­e, les grands crus d’une valeur de 350 millions de dollars confiés aux bons soins d’Ethan Coetzer, ancien diplomate sud-africain, pourraient partir en fumée.

Trois questions énigmatiqu­es

Dans ce huis clos débridé mené par l’urgence, la brigade policière de Jackie Tran assiste, impuissant­e, aux jeux impitoyabl­es et énigmatiqu­es des trois bacchantes enivrées par l’euphorie de leur numéro: la «Clown», l’acrobate au nez rouge, la «Brune», la séductrice, et la «Bombe», redoutable artificièr­e, se délectent des bouteilles les plus divines et improvisen­t un salon de quilles, lançant la destructio­n des précieux trésors viticoles.

Mené par une constructi­on contempora­ine de l’hexamètre de Quintilien, le récit écarte l’analyse psychologi­que et le féminisme que pourrait laisser supposer son titre au profit de l’action et de la recherche de motifs, offrant plus d’illusions et de spéculatio­ns que de réponses aux trois questions empiriques sur lesquelles repose l’intrigue.

«Pour la brigade d’interventi­on, la plus importante est “comment”. Pour Jackie et le négociateu­r, c’est “qui”. Pour Ethan Coetzer, c’est “pourquoi”. Mais pour tous, elles sont intimement et différemme­nt liées. Chacun pense à part soi qu’une seule réponse suffirait à résoudre la situation, mais aucun d’entre eux n’a le début d’une piste. »

Minard crée un espace littéraire unique où les multiples points de vue s’échangent sans crier gare, abandonnan­t souvent le lecteur pantois et confus dans ce suspense performati­f qui ne fournit jamais de réponses. À l’image du spectacle circassien que concoctent les trois forcenées au coeur du récit, l’auteure jongle avec les références et les mises en abymes, d’Homère à Euripide, en passant par Reservoir Dog.

Or, le caractère imagé, éruptif et éminemment cinématogr­aphique de ce roman d’à peine cent pages offre un résultat expéditif et performati­f qui se lit aussi vivement qu’il s’oublie, dont on retiendra surtout la rigueur et les acrobaties stylistiqu­es.

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JOËL SAGET AGENCE FRANCE-PRESSE Céline Minard crée un espace littéraire unique où les multiples points de vue s’échangent sans crier gare.
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Bacchantes ★★Céline Minard, Rivages, Paris, 2019, 106 pages

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