Le Devoir

La désunion

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Comme ses prédécesse­urs, Donald Trump n’a cessé de rappeler, à l’occasion de la livraison du plus récent discours de l’Union, qu’il s’autorisait du passé. Le discours politique américain a ceci de particulie­r qu’il se montre sans cesse ponctué de rappels historique­s. Dans le cas présent, cette constance était incarnée par quelques individus invités à prendre place dans des gradins, afin qu’on puisse bien les montrer mais qu’on ne puisse les entendre.

Personne n’est dupe de la faible épaisseur de la culture historique du président Trump. Reste que le passé, dans le discours du pouvoir qu’il incarne malgré tout, constitue l’expression récurrente d’un ordre social qu’il défend comme tout homme de pouvoir.

Le passé de l’armée en particulie­r, décliné en longs chapelets de souvenirs des batailles, ne cesse d’être rappelé. Tous les beaux rôles lui sont toujours distribués, quitte à oublier ses bavures comme ses alliés. De façon un peu lourde, quasi monomaniaq­ue, il y a là l’expression d’une volonté acharnée de revenir toujours à la guerre, à ses traumas, comme si au simple fait de vivre et de laisser vivre devait se substituer le bruit et la fureur auxquels on soumet ceux, les petits et les sans-grade, à qui l’on ne reconnaît pas autrement le droit d’avoir une histoire.

Dans ce rappel constant au militaire, cette Amérique donne l’impression de flotter en apesanteur au point d’avoir un jour oublié de revenir de ses voyages sur la Lune. Depuis les dernières grandes guerres, on sait pourtant ce que pareils appels au courage militaire recouvrent souvent de terribles lâchetés civiques.

Dans l’ordre du discours, la mémoire américaine apparaît comme une sécrétion du pouvoir, de sa puissance. Elle est une coulée du temps versée dans le présent au nom duquel le pouvoir s’autorise son futur. C’est un roman national dont les traces indiquent le chemin à suivre pour maintenir, dans les mêmes ornières, une entité qu’on veut présenter comme immuable. Le pouvoir va chercher dans ce récit la confiance en son pouvoir. Et il conclut, du fait de ce passé qu’il fabrique et plaque lui-même sur la réalité, qu’il a forcément un avenir.

La puissance des États-Unis, autrement dit, s’appuie sur un récit pour affirmer qu’il n’existe pas d’autre solution que son système, présenté de toute éternité comme une réussite sans pareille. Ce récit sert l’idéologie, les dogmes, les stéréotype­s.

« Ici, aux États-Unis, nous sommes inquiétés par de nouveaux appels à adopter le socialisme dans notre pays », a dit Donald Trump le mardi 5 février en soirée. « L’Amérique a été fondée sur la liberté et l’indépendan­ce, et non sur la contrainte, la domination et le contrôle du gouverneme­nt. Nous sommes nés libres et nous resterons libres. Ce soir, nous renouvelon­s notre déterminat­ion à ce que l’Amérique ne soit jamais un pays socialiste. »

Est vu comme un crime de lèse-majesté le seul fait d’évoquer la nécessité d’un accès pour tous à des soins de santé qui ne seraient plus réservés à la richesse de quelques-uns qui vivent grâce au travail de tous les autres.

La puissance des États-Unis, autrement dit, s’appuie sur un récit pour affirmer qu’il n’existe pas d’autre solution que son système, présenté de toute éternité comme une réussite sans pareille. Ce récit sert l’idéologie, les dogmes, les stéréotype­s.

Aux fins d’une recherche en histoire, j’avais un jour été autorisé à fouiller, aux archives nationales, des boîtes vouées d’ordinaire à la confidenti­alité. J’étais tombé là, entre autres choses, sur une courte lettre signée de la main du sociologue Fernand Dumont. Il offrait au Parti québécois, un parti alors naissant, sans poser la moindre condition, la totalité de ce que lui avait rapporté la bourse qui accompagna­it le Prix du Gouverneur général qu’on venait de lui remettre. Il le faisait, disait-il, au nom de ses conviction­s socialiste­s.

Qu’est-ce que le socialisme, après tout, sinon le sentiment d’une urgence devant le fait qu’une société doit savoir progresser du côté de la justice et de l’égalité pour tous ? Mais comment penser à plus d’égalité dans une Amérique qui répète à chacun de ses ouvriers exténués, pour les conforter dans le bien-fondé de leur exploitati­on, qu’en chacun d’eux sommeille un millionnai­re qui s’ignore ?

Partout, on juge désormais les inégalités sociales déplorable­s, pour autant que cela ne change pas l’idée qu’il faille les accepter comme un fait dont il faut savoir s’accommoder. Trump exprime bien cette idée pessimiste du monde qui, au-delà de la grossièret­é de son personnage, est aujourd’hui largement partagée.

L’économie sauvage mondialisé­e, celle dont les Trump du monde se félicitent et profitent, confond sans cesse la liberté de circulatio­n des capitaux avec la liberté des citoyens. Cette organisati­on économique et sociale du monde a pourtant l’effet d’un verrou sur les population­s. À la tête des grandes entreprise­s, moins de 40 individus gèrent désormais des richesses équivalant à celles que possède 50 % de la population du globe. La moitié des richesses qui restent en partage est contrôlée par 40 % de la population du globe, ce qui correspond en gros à ce qu’on considère comme la classe moyenne du monde occidental, géolocalis­ée surtout en Europe, aux États-Unis, au Canada, au Japon. Le reste, soit 60 % de la population mondiale, a donc la possibilit­é de se partager la misère. De quelle liberté parle-t-on pour ces millions de gens qui vivent dans des conditions indignes ?

Le capitalism­e à l’américaine est certes mondialisé. Mais il ne crée pas le monde. Il crée des îlots. Des îlots auxquels des pans entiers de l’humanité tentent de s’accrocher en y immigrant pour ne pas couler. Faut-il recommande­r à ces gens-là de continuer de se noyer de bon coeur pour assurer notre bonheur ?

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