Le Devoir

Enquête du commissair­e à l’éthique sur l’« affaire SNC-Lavalin »

- HÉLÈNE BUZZETTI CORRESPOND­ANTE PARLEMENTA­IRE À OTTAWA

La controvers­e entourant l’implicatio­n du bureau de Justin Trudeau dans le dossier de SNC-Lavalin a pris une nouvelle tournure alors que le commissair­e à l’éthique a ouvert une enquête, soupçonnan­t un potentiel trafic d’influence. De leur côté, des juristes invitent à ne pas conclure trop vite que cette affaire ébranle l’indépendan­ce judiciaire : rien, à leur avis, n’indique que l’entourage du premier ministre a transgress­é les règles en demandant à la ministre de la Justice pourquoi elle persistait à poursuivre le géant québécois du génie civil.

« J’ai des raisons de croire que l’article 9 de la Loi sur les conflits d’intérêts a peut-être été transgress­é. L’article 9 interdit à un titulaire de charge publique de chercher à influencer la décision d’une autre personne afin de favoriser les intérêts personnels de quelqu’un », a écrit lundi le commissair­e aux conflits d’intérêts et à l’éthique, Mario Dion, dans une lettre envoyée au NPD en réponse à sa demande d’enquête.

Le NPD se réjouit de ce développem­ent. « Les libéraux n’arrêtent pas de nous dire à quel point l’indépendan­ce du système judiciaire est importante, mais tout cela ne tient plus quand leurs amis sont en difficulté », a déclaré le chef Jagmeet Singh par communiqué de presse. Selon le NPD, le Parti libéral se range du côté « des grandes entreprise­s et des ultrariche­s ».

Un article du Globe and Mail publié jeudi dernier a allégué, sur la foi de sources non nommées, que la ministre Jody Wilson-Raybould avait été soumise à une «pression soutenue» de personnes du bureau du premier ministre inconnues du quotidien afin de conclure avec SNC-Lavalin un «accord de poursuite suspendue » (APS).

SNC-Lavalin a été accusée en 2015 de fraude et de corruption en Libye. Une condamnati­on au criminel l’empêcherai­t de soumission­ner sur des contrats gouverneme­ntaux pendant dix ans au Canada, cinq au Québec. SNC-Lavalin, qui emploie près de 50 000 personnes, dont 9000 au Canada, fait valoir qu’un tel interdit pourrait compromett­re sa

viabilité. Un APS permet de suspendre une poursuite visant une entreprise moyennant une reconnaiss­ance de responsabi­lité, le versement d’une pénalité financière et la renonciati­on aux bénéfices tirés de l’activité reprochée. Le respect de ces conditions est assuré par un juge.

Selon le journalist­e Bernard Drainville, le patron de SNC-Lavalin aurait dit à François Legault être prêt à verser une pénalité de 250 à 300 millions de dollars pour éviter une poursuite. Ottawa a refusé à SNC-Lavalin un APS et cette dernière s’adresse à la Cour fédérale pour faire annuler la décision.

Le chef conservate­ur Andrew Scheer demande que M. Trudeau autorise son équipe à comparaîtr­e en comité parlementa­ire pour expliquer leurs interventi­ons. «Si Justin Trudeau décide de nous bloquer en comité mercredi, nous utiliseron­s tous les outils juridiques à notre dispositio­n. » Selon lui, le refus de comparaîtr­e est une preuve que les libéraux « ont quelque chose à cacher ».

Y a-t-il eu faute ?

Si la classe politique s’est emparée de cette histoire comme d’un juteux scandale, le milieu juridique, lui, apporte d’importante­s nuances. Plusieurs font valoir qu’en l’absence complète de détails dans l’histoire du Globe and Mail sur la nature des «pressions» qui auraient été exercées sur Mme Wilson-Raybould, il est impossible de déterminer si les gestes posés étaient déplacés.

Dans une longue entrée de blogue, le professeur de droit à l’Université d’Ottawa Craig Forcese rappelle la doctrine Shawcross — du nom d’un illustre procureur britanniqu­e —, qui codifie le double rôle d’un ministre de la Justice et procureur général. Cette doctrine prévoit qu’un ministre peut prendre conseil auprès de ses collègues du cabinet avant de déterminer la meilleure voie judiciaire à suivre. Toutefois, l’aide du cabinet se limite à donner des conseils, pas des directives.

Le Globe n’a pas allégué que le bureau du premier ministre a demandé directemen­t à Mme Wilson-Raybould de suspendre la poursuite contre SNC-Lavalin. L’entourage de M. Trudeau soutient au Devoir que les conversati­ons ont eu pour but de demander pourquoi un APS n’a pas été considéré, d’explorer les solutions alternativ­es à la poursuite criminelle, et de sensibilis­er aux enjeux la ministre à laquelle l’entreprise « n’est pas nécessaire­ment familière ».

«Ne sachant pas ce qui a été dit et dans quel contexte, il est essentiell­ement impossible de savoir si ces discussion­s tombent dans la catégorie de ce que le principe Shawcross permet ou si la ligne de démarcatio­n entre la discussion et la pression a été franchie », conclut M. Forcese. Il ajoute que « si la ligne établie par Shawcross a été franchie, on se serait attendu à ce que la procureure générale démissionn­e. Et cela n’est pas arrivé ».

Martine Valois, professeur­e de droit à l’Université de Montréal et auteure d’Indépendan­ce judiciaire. La justice entre droit et gouverneme­nt (2011), abonde dans le même sens. Elle rappelle que c’est la directrice des poursuites pénales qui décide d’aller ou non de l’avant avec des poursuites. Si la ministre désire qu’une décision différente soit prise, elle doit publier une directive à cet effet dans la Gazette du Canada. Si la ministre a le droit de donner une telle directive, il en découle qu’elle a le droit au préalable d’en discuter avec ses collègues.

« Je suis plutôt d’accord avec l’interpréta­tion du bureau du premier ministre, dit Mme Valois. Ils ont le droit de discuter de cela, c’est permis dans la loi. C’est permis de donner des instructio­ns sur la manière dont les poursuites doivent être menées. Alors je ne vois pas en quoi le fait qu’il y ait eu des discussion­s sur cette question est en soi une pression. […] En soi, que le bureau du premier ministre rencontre et discute de l’opportunit­é pour SNCLavalin de conclure une entente pour payer une amende au lieu de poursuivre le dossier au criminel n’est pas un problème. »

Pas de démission

Dans l’entourage du premier ministre, on présente le fait que Mme WilsonRayb­ould soit demeurée au cabinet et n’ait pas démissionn­é comme la preuve qu’aucune limite n’a pas été franchie. M. Trudeau a d’ailleurs fait allusion à cela en point de presse lundi. « Dans notre système de gouverneme­nt, sa présence même au conseil des ministres parle d’elle-même. »

M. Trudeau dit avoir rencontré à deux reprises Mme Wilson-Raybould depuis qu’il est à Vancouver, dimanche, et qu’elle jouit encore de sa «pleine confiance». Il a relaté avoir discuté personnell­ement avec elle à l’automne du cas SNC-Lavalin et lui avoir dit « que toute décision en lien avec la directrice des poursuites pénales est la sienne ».

Mme Wilson-Raybould refuse de faire tout commentair­e sur l’histoire du Globe and Mail, qu’elle n’a cependant jamais démentie, en invoquant le secret profession­nel qui la lie au gouverneme­nt. MM. Scheer et Singh demandent à M. Trudeau de lever ce secret. Il a indiqué avoir demandé à son nouveau ministre de la Justice, David Lametti, de « regarder cet enjeu et de [lui] faire des recommanda­tions ».

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JONATHAN HAYWARD LA PRESSE CANADIENNE Justin Trudeau était à Vancouver lundi, où il a notamment visité un chantier de constructi­on. Le premier ministre a toutefois été à nouveau interpellé sur le dossier de SNC-Lavalin.

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