Le Devoir

Sur « ma » génération, un candide signe de fierté et d’espoir

- Zora Page Travailleu­se autonome Montréal

Je suis née en 1994, et bien qu’il n’y ait pas de calcul exact de l’âge des « millenials » — le nom donné à cette génération de jeunes qui carburent aux « hashtags », qui basent la valeur de leur existence sur le nombre de « j’aime » reçus sur leur dernière publicatio­n Instagram et qui fuient la vie d’adulte au profit d’une vie de loisirs, libre de responsabi­lités — les gens nés entre le début des années 1980 et le milieu des années 1990 sont le plus souvent désignés comme tels. Cette définition me positionne donc, du haut de mes 24 ans, parmi les plus jeunes de ma génération.

Le calcul est simple : en 2019, ces « jeunes » milléniara­ux sont majoritair­ement dans la trentaine. Pourtant, les textes qui traitent des problèmes auxquels ma génération fait face ignorent constammen­t ce fait, incluant le texte de Sylvie St-Jacques « Dur, dur d’être un adulte » publié dans Le Devoir le 4 février dernier. La ligne imaginaire entre les « adultes » et les « jeunes adultes » ne cesse d’être repoussée, incluant maintenant des gens à l’aube de la quarantain­e dans cette dernière catégorie… Il serait peut-être temps de cesser de parler de problèmes « de jeunes » et de commencer à parler d’un problème de société.

Comme le dicton le dit, quand l’eau entre en notre bouche, il est trop tard pour apprendre à nager. Je comprends que d’un point de vue extérieur il puisse paraître futile ou même déplacé de célébrer les quelques fois où notre tête sort de l’eau, mais l’alternativ­e n’a rien de réjouissan­t. Le «#adulting » n’est pas un refus des responsabi­lités, une moquerie ou une performanc­e, mais plutôt un candide signe de fierté et même d’espoir. Pour nous qui sommes devenus adultes dans une réalité bien différente de celle de nos aînés, ces accompliss­ements nous rassurent, nous montrant que malgré la précarité, le manque de repères et le rythme de vie rapide dans lesquels plusieurs d’entre nous pataugent, nous sommes sur le bon chemin.

Ironie et désinvoltu­re

Je suis d’avis que la difficulté des milléniara­ux à acquérir la « maturité frugale et organisée » dont fait mention l’article ne peut pas être simplement résumée par le rapport que nous avons à la technologi­e et aux réseaux sociaux. Notre rapport à l’image, notre ironie et notre désinvoltu­re ne sont pas la cause de nos maux, mais un symptôme de la violente scission entre les idéaux qui nous ont été inculqués et la réalité changeante de la vie moderne. Refuser de reconnaîtr­e qu’un nombre aussi important d’adultes — jeunes et moins jeunes — se sentent démunis face aux tâches de la vie quotidienn­e puisse être la responsabi­lité de tous me semble témoigner de la dangereuse tendance actuelle à mettre tout sur le compte de la responsabi­lité individuel­le au détriment des circonstan­ces sociales, politiques et économique­s qui nous ont menées au point où nous en sommes.

Je sais trop bien que mon habileté à me faire une salade de quinoa ne me garantira pas un fonds de pension et qu’une cinquantai­ne de brassées de lavage n’empêcheron­t pas la spéculatio­n immobilièr­e, alors, comme tant de gens de mon âge, je me réjouis de mes moments d’« adulting » avec une pointe d’ironie, mais surtout avec une joie sincère d’avoir trouvé un point de repère dans une ère où il y a autant de manières d’être «adulte» qu’il y a de restaurant­s sur Uber Eats.

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