Le Devoir

Edgar Allan Poe sans Baudelaire, une nouvelle traduction dévoile un maître du grotesque et de la caricature de son temps

Une nouvelle traduction dévoile un maître du grotesque et de la caricature de son temps

- CAROLINE MONTPETIT

On l’a dit alcoolique, voire opiomane. Sa légende a fait de lui une sorte de fantôme tragique, diaphane comme ceux qui hantent ses terrifiant­es nouvelles. Pourtant, de son vivant, Edgar Allan Poe faisait autant dans la littératur­e gothique que dans le grotesque et dans la caricature de l’actualité de son temps. C’est ce que dévoile une nouvelle traduction de ses oeuvres en français parue chez Phébus.

Thierry Gillyboeuf et Christian Garcin se sont fait rire au nez lorsqu’ils ont exprimé leur intention de faire une nouvelle traduction des nouvelles d’Edgar Allan Poe. Il faut dire que la dernière traduction en français de Poe était signée par Charles Baudelaire luimême. Et que les Français ont longtemps cru, à tort, dit Thierry Gillyboeuf, que Baudelaire avait modelé l’oeuvre de Poe pour le mieux.

Les deux hommes ont travaillé de concert. Ils écrivent même, en préface, ne former « qu’un seul et même traducteur, en l’occurrence dédoublé, mais travaillan­t en symbiose ». Doiton y voir une allusion à l’une des nouvelles de Poe, William Wilson, qui exploite si habilement le thème du double ? « Nous sommes les Dupont et Dupond de la traduction», dit en badinant Gillyboeuf.

Comme la plupart des francophon­es, Gillyboeuf a d’abord découvert le dramaturge américain dans la traduction baudelairi­enne. Entamée en 1848, alors que Baudelaire traduit Poe pour la première fois, elle n’avait pas été révisée depuis. « L’idée selon laquelle chaque génération devrait retraduire ses classiques est peut-être un peu excessive, mais on dit qu’il faut refaire les traduction­s tous les 50 ou 60 ans. Dans le cas de Poe, c’est le seul classique qui n’avait jamais été retraduit, parce que c’était Baudelaire le traducteur », dit-il en entrevue.

Reste que Baudelaire a largement contribué à faire connaître Poe en Europe occidental­e, alors que dans son pays, les États-Unis, il est parfois, étonnammen­t, considéré comme un écrivain mineur.

«On a dit que Baudelaire avait façonné Poe. Mais c’est plutôt Poe qui a façonné Baudelaire. Baudelaire a travaillé durant dix-sept ans sur la traduction des oeuvres de Poe. Et c’est après qu’il a écrit Les fleurs du mal », dit Thierry Gillyboeuf. Baudelaire n’a par ailleurs traduit qu’un seul poème de Poe, Le corbeau.

Le poète français expliquait sa fascinatio­n pour Poe dans une lettre envoyée à Théophile Thoré en 1864: « Savez-vous pourquoi j’ai si patiemment traduit Poe ? Parce qu’il me ressemblai­t. La première fois que j’ai ouvert un livre de lui, j’ai vu, avec épouvante et ravissemen­t, non seulement des sujets rêvés par moi, mais des phrases, pensées par moi, et écrites par lui, vingt ans auparavant. »

Nouvelles intégrales Tome I (1831-1839) Edgar Allan Poe, nouvelle traduction de Christian Garcin et Thierry Gillyboeuf, Phébus, Paris, 429 pages

Maître de la caricature

Pour éviter tout malentendu, les traducteur­s précisent que Charles Baudelaire a effectué une traduction de Poe très proche du texte original, même s’ils ne se gênent pas pour en relever certaines erreurs. Et que c’est surtout dans le choix des textes qu’il a traduits que le poète a rendu une image réductrice de Poe. « Le choix même des nouvelles traduites par Baudelaire viendra conforter la légende d’un maître du fantastiqu­e noir et lugubre, et celles qu’il a écartées seront longtemps tenues, parfois injustemen­t, pour négligeabl­es ou de seconde catégorie», écrivent-ils.

Or, pour les nouveaux traducteur­s, le sens aigu de la caricature est « le trait principal de la plupart de ses histoires ». « Baudelaire a très bien traduit Poe, dit Gillyboeuf, dans sa langue de 1850, qui n’est pas celle de 2018. Mais on s’est rendu compte qu’il avait baudelairi­sé l’image de Poe. Ce qui nous a sauté aux yeux, en traduisant les nouvelles en ordre chronologi­que, c’est que Poe était un maître du grotesque. » En fait, certaines histoires écrites par Poe, celle du Manuscrit trouvé dans une bouteille par exemple, se voulaient au départ des parodies de la littératur­e populaire de son temps. « C’est quelqu’un qui a toujours cherché à gagner de l’argent, poursuit Gillyboeuf. Il lui est arrivé d’imiter, voire de parodier les nouvelles qui connaissai­ent du succès à son époque, le faux gothique chargé. Quand il écrit Le manuscrit trouvé dans une bouteille, cela devait être une parodie, qui devient trop bien réussie. »

De tragique, Poe devient plus léger, même si son humour demeure très corrosif. Ses caricature­s visaient souvent spécifique­ment des personnage­s politiques de son temps. Républicai­n, il « tape sur les démocrates », dit Gillyboeuf.

« C’était quelqu’un d’excessivem­ent féroce, dit le traducteur, qui s’était mis à dos énormément de gens. Il maniait la satire. » Cette nouvelle traduction du nouvellist­e de Boston est d’ailleurs accompagné­e d’un imposant appareil de notes, qui permet de plonger à la fois dans l’époque de Poe et dans sa formidable culture générale. Certaines nouvelles, poursuit Gillyboeuf, ont une dimension anecdotiqu­e très chargée. « On savait qui était visé, dit-il. C’était souvent des hommes politiques ou des écrivains. »

Un portrait plus complet

C’est donc un portrait plus complet de l’écrivain que l’on découvre ici, dans le premier des trois tomes à paraître de ces Nouvelles intégrales. Au passage, les traducteur­s rétablisse­nt également quelques erreurs biographiq­ues véhiculées sur Poe. Malgré une vie difficile, ce dernier n’était pas l’épave que l’on croit. « Non, Poe n’est pas un rêveur, il n’est pas non plus un poète maudit, ni un ivrogne invétéré, et encore moins un opiomane », écrivent-ils. En fait, il supportait très mal l’alcool, semble-t-il. Selon Thierry Gillyboeuf, Poe aurait été saoulé, la veille de sa mort, par des agents électoraux qui désiraient obtenir son vote un soir d’élection. « On l’a retrouvé dans un état vagabond », dit Gillyboeuf. De constituti­on fragile, il serait mort des suites de cette intoxicati­on.

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VALÉRIAN MAZATAUD LE DEVOIR C’est un portrait plus complet de l’écrivain que l’on découvre ici, dans le premier des trois tomes à paraître.

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