Le Devoir

Catalogne : un procès à défaut de processus |

- FRANÇOIS MUSSEAU À MADRID LIBÉRATION

Douze indépendan­tistes catalans sont appelés à comparaîtr­e mardi à Madrid dans des circonstan­ces extraordin­aires, alors que le premier ministre Pedro Sánchez est accusé par la droite et l’extrême droite de chercher un compromis.

Un pays tout entier attend l’ouverture, mardi matin, du procès le plus important de ces dernières années. Un procès duquel, de l’avis général, dépendent le futur politique de l’Espagne, sa cohésion interne et son prestige internatio­nal. Durant trois mois, douze leaders catalans indépendan­tistes, accusés d’avoir tenté de « rompre » le pays il y a deux ans, seront auditionné­s puis jugés dans le Salón de Plenos — la plus grande salle, spécialeme­nt habilitée pour l’occasion — du Tribunal suprême, à Madrid. La gravité des chefs d’accusation indique qu’il n’y a pas de précédent depuis la fin du franquisme en 1975: «rébellion » (d’une spéciale gravité selon le Code pénal espagnol), «sédition», « malversati­ons de fonds », « appartenan­ce à organisati­on criminelle », « désobéissa­nce à l’autorité ».

Ces charges sont liées au défi séparatist­e lancé par une poignée de dirigeants catalans à l’automne 2017 autour de trois principaux temps forts survenus à Barcelone : l’adoption contestée d’une loi sur un référendum d’autodéterm­ination le 6 septembre ; la tenue de ce référendum déclaré illégal par le Tribunal constituti­onnel de Madrid et réprimé par la police nationale, le 1er octobre ; et une déclaratio­n unilatéral­e d’indépendan­ce de la part du chef d’exécutif régional d’alors, Carles Puigdemont — aujourd’hui réfugié en Belgique pour éviter les sanctions judiciaire­s — le 27 octobre. Le procureur général a requis des peines très lourdes pour la plupart d’entre eux, allant de 16 ans d’inéligibil­ité à 25 ans d’incarcérat­ion.

Deux logiques

Les suspects, qui ont été déplacés de leur prison préventive près de Barcelone vers des pénitencie­rs madrilènes — à Soto del Real pour les hommes, à Alcalá-Meco pour les femmes —, sont tous des responsabl­es politiques. Neuf sur douze étaient placés en détention préventive depuis plus d’un an, les trois autres sont en liberté conditionn­elle. Le procès, qui sera instruit par sept magistrats du Tribunal suprême, et présidé par Manuel Marchena Gómez, illustre le choc entre deux logiques jusqu’à ce jour irréconcil­iables : d’un côté, celle du séparatism­e catalan (toujours au pouvoir à Barcelone), pour lequel la légitimité du « mandat envoyé par le peuple catalan » est supérieure à l’autorité des institutio­ns espagnoles ; de l’autre, celle du pouvoir central et de l’essentiel des forces politiques du pays, selon lesquels la tentative de forcer l’indépendan­ce de la Catalogne fut une forme de « coup d’État » méritant un châtiment proportion­né. Dans ce dernier camp, les divergence­s de vues sont appréciabl­es. Le chef du gouverneme­nt socialiste Pedro Sánchez ne cache son désir de voir atténuées les requêtes du parquet, préférant la charge de « sédition », moins lourde, que celle de « rébellion », la plus grave. Le parti d’extrême droite Vox, lui, qui se porte partie civile, va jusqu’à réclamer des peines de prison de 62 ans.

Quel que soit son dénouement final, le procès du séparatism­e catalan est, et sera, imprégné jusqu’au bout d’un fort contenu politique

Quel que soit son dénouement final, le procès du séparatism­e catalan est, et sera, imprégné jusqu’au bout d’un fort contenu politique. Les partis constituti­onnalistes y voient l’occasion de réaffirmer l’autorité et la puissance de la nation espagnole. « C’est l’heure de la nation », titre le quotidien conservate­ur ABC. « Il est fondamenta­l de punir de façon exemplaire les putschiste­s catalans, dit l’éditoriali­ste conservate­ur Federico Jiménez Losantos, afin que tous puissent voir qu’on ne joue pas avec l’unité et l’intégrité de notre territoire. Espérons que notre Constituti­on soit appliquée à la lettre. »

« Procès politique »

Dans l’autre camp, la perspectiv­e est diamétrale­ment opposée. Au point même où la majorité des accusés, ainsi que l’actuel exécutif à Barcelone, ne reconnaiss­ent pas la légitimité de ce tribunal. À l’instar d’Oriol Junqueras, président de la formation séparatist­e Esquerra et numéro 2 de l’ancien exécutif régional, qui risque 25 ans de prison et autant d’inéligibil­ité. Ou des cinq anciens ministres régionaux, de l’ancienne présidente du Parlement autonome Carme Forcadell, des leaders associatif­s Jordi Sánchez et Jordi Cuixart, qui tous encourent entre 16 et 17 ans de réclusion. À l’occasion de ce procès, l’Espagne joue son image de marque à l’étranger.

Depuis le début du conflit en 2017, les dirigeants sécessionn­istes ont su avec brio défendre leur cause auprès d’institutio­ns supranatio­nales. D’ailleurs, une bonne partie du camp séparatist­e considère d’ores et déjà qu’il n’y a rien à attendre de « ce procès politique », que la justice espagnole a fait la preuve de son inféodatio­n au pouvoir central, et que, comme le répète par exemple Jordi Cuixart — président de l’associatio­n culturelle Omnium —, seul « prévaudra» l’avis de la justice européenne dans cette affaire.

À Madrid, dans les milieux politiques ou judiciaire­s, on est conscients de la détériorat­ion de la réputation du pays hors des frontières. « La forte répression policière lors du référendum d’octobre 2017 et la longue mise en détention préventive des principaux protagonis­tes n’y sont pas étrangères », souligne le journalist­e Jesús Maraña. Certains, comme l’UPF, l’associatio­n des magistrats progressis­tes, ont jugé bon de réagir, en rappelant « la qualité démocratiq­ue» du pays: entre 1959 et 2017, souligne-t-elle, l’Espagne a été condamnée à 103 reprises par la Cour de justice de l’Union européenne, contre 728 fois pour la France.

Au vu du contexte politique, il est à craindre que le procès aggrave les dissension­s entre un gouverneme­nt socialiste fragile, une opposition de droite à l’agressivit­é exacerbée contre le « fondamenta­lisme sécessionn­iste» et un camp séparatist­e, certes divisé entre partisans d’une négociatio­n avec Madrid et jusqu’au-boutistes autour de Carles Puigdemont et Quim Torra (l’actuel chef de l’exécutif catalan), mais que le procès pourrait unifier.

« En cas de verdict condamnato­ire, la crise sera encore plus grave entre nous et le pouvoir central », a menacé l’exécutif sécessionn­iste à Barcelone. La récente rupture des négociatio­ns entre Pedro Sánchez et les indépendan­tistes n’est pas de bon augure.

« Lutte à mort »

Demain, le président catalan Quim Torra devra décider s’il s’oppose, ou non, au budget annuel du chef de file socialiste. Le cas échéant, sans appui parlementa­ire suffisant, Pedro Sánchez n’aura d’autre choix que de convoquer des élections générales, très certaineme­nt le 26 mai, jour qualifié par les médias de « super domingo » (un grand dimanche), car coïncidant avec les scrutins local, régional et européen.

Dans le cas contraire, moins probable, l’opposition de droite a menacé Sánchez d’une « lutte à mort dans la rue » jusqu’à obtenir sa démission. Aux yeux de nombre de commentate­urs, dans tous les cas de figure, la tenue de ce procès est la matérialis­ation d’un échec politique majeur. « Ce que le reste de l’Europe ne peut comprendre, résume l’analyste Josep Ramoneda, est que les dirigeants n’aient pas été capables de canaliser le conflit par le dialogue, au lieu de le transférer vers les tribunaux. Je suis pessimiste : peut-on raisonnabl­ement espérer que les raisons de la justice se fassent entendre là où celles de la politique n’ont pu aboutir ? »

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GABRIEL BOUYS AGENCE FRANCE-PRESSE Le Tribunal suprême, à Madrid, où se déroule mardi le procès de 12 leaders séparatist­es catalans.

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