Le Devoir

Cent ans d’incertitud­e

- FRANCINE PELLETIER

La crise climatique, la crise migratoire, la crise des médias. La perte de confiance envers les institutio­ns, la montée du populisme, la colère de citoyens envers leurs gouverneme­nts, l’angoisse qui ronge de plus en plus les jeunes… Chaque époque connaît son lot d’incertitud­e, bien entendu, mais force est de constater que cette époque-ci est remarquabl­e de par son degré d’inquiétude. Selon l’auteur et professeur américain Clay Shirky, qui s’intéresse à l’effet d’Internet sur la société, l’époque que nous vivons se comparerai­t à celle qui sépare la Réforme protestant­e (1517) du Traité de Westphalie (1648). « Pendant environ 100 ans, les gens ne savaient littéralem­ent pas quoi penser, dit-il. Les vieilles institutio­ns ne fonctionna­ient plus très bien, mais le nouveau principe organisate­ur, celui des États souverains [créé lors du traité de 1648], n’était pas encore établi. »

Près de 400 ans plus tard, nous voici pris d’un nouveau tournis existentie­l sans savoir exactement ce qui nous attend au bout du tunnel. Une telle période de transition ne va pas sans démolition ou retour en arrière, de dire le gourou des nouvelles technologi­es. Attendons-nous donc à un peu plus de confusion avant d’y voir plus clair. La crise climatique fournit l’exemple : alors que la catastroph­e écologique se précise de jour en jour, nos gouverneme­nts tournent en rond, incapables de poser les gestes qui s’imposent, allant même jusqu’à poser des gestes contraires.

Mais le meilleur baromètre de ce que nous traversons en ce moment demeure sans doute les médias. Au moment où l’on se parle, les médias sont toujours écartelés entre deux modèles, l’ancien et le nouveau, une formule vieille de plus de 300 ans, une autre qui date d’à peine 20 ans. Si une majorité de gens sont au fait de la révolution numérique, combien comprennen­t l’ampleur du bouleverse­ment ? Combien savent que les géants du Web (Google, Amazon, Facebook, Apple) ne constituen­t pas seulement de nouveaux joueurs dans le décor médiatique, mais un tout nouvel écosystème ? Un nouveau langage dont on comprend encore mal les implicatio­ns.

En l’espace d’à peine 15 ans, Facebook et cie, sans produire aucun contenu original, sans payer de taxes de consommati­on, sans embaucher le moindre journalist­e, ont chamboulé la façon de transmettr­e l’informatio­n. Ils ont réussi cet exploit en s’attirant les deux tiers des revenus publicitai­res, le socle financier qui assurait la survie des médias depuis près de quatre siècles. Comme l’explique l’ex-rédacteur en chef du quotidien The Guardian, Alan Rusbridger, dans son minutieux compte-rendu de la transforma­tion médiatique (The Remaking of Journalism and Why It Matters Now), il ne s’agit pas seulement d’un manque à gagner pour les médias traditionn­els. Il s’agit de l’introducti­on d’une nouvelle façon de communique­r qui est diamétrale­ment opposée à ce que les médias établis ont toujours privilégié.

« The Club vs the Mob », l’élite contre la foule, définit assez bien le bras de fer présenteme­nt engagé entre vieux et nouveaux médias. Traditionn­ellement, une petite poignée de gens, selon un processus hiérarchiq­ue bien rodé, décidait des informatio­ns que vous liriez le lendemain. Aujourd’hui, vous pouvez choisir à toute heure du jour l’informatio­n qui vous convient sur des plateforme­s où ni les fournisseu­rs de nouvelles ni les informatio­ns n’ont été vérifiés. Si on peut parler d’une démocratis­ation de l’informatio­n, d’une plus grande écoute également entre le public et les profession­nels des médias, on peut tout autant déplorer les insultes, les fabricatio­ns et les niaiseries qui accompagne­nt ce flot continu.

L’homme derrière le plus vaste réseau d’amis au monde, Mark Zuckerberg, se plaît à répéter que « Facebook n’est pas un média, mais une technologi­e ». Un symptôme de la déresponsa­bilisation qui sous-tend, trop souvent, les nouvelles plateforme­s. Cela dit, au Canada, cette simple

« technologi­e » supplante tous les autres médias à l’heure actuelle comme source d’informatio­n. Qu’on le veuille ou non, l’omniprésen­ce des plateforme­s numériques, en fragilisan­t les médias traditionn­els, mine également ses deux grandes forces. D’abord, la vérité, ou du moins ce qui s’en rapproche le plus : la vérificati­on des données. Le phénomène des fake news est une indication de ce problème grandissan­t. Ensuite, l’effritemen­t du « quatrième pouvoir », c’est-à-dire la capacité d’exiger des comptes des pouvoirs politiques, économique­s ou autres. Moins il y aura des médias capables d’exiger des explicatio­ns des autorités en place, plus la corruption, le manque de rigueur intellectu­elle et les faussetés auront libre cours.

« Lorsque nous changeons la manière de communique­r, nous changeons la société », dit Clay Shirky. Or, nous sommes plongés tête première dans une vaste expériment­ation de communicat­ion — par moments exaltante, par d’autres terrifiant­e — qui carbure aux révoltes citoyennes et à la méfiance des ordres établis. Bien malin qui saurait dire comment cette grande épopée se terminera.

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