Le Devoir

Les conséquenc­es d’un Brexit sans accord

- Hubert Rioux Chercheur postdoctor­al Banting, ENAP Stéphane Paquin Professeur, et directeur du GERIQ, ENAP

Le 15 janvier dernier, le Parlement britanniqu­e a rejeté l’accord transitoir­e sur le Brexit négocié avec Bruxelles. Theresa May a depuis redoublé d’efforts afin d’en arriver à une version amendée qui puisse générer une majorité parlementa­ire. Deux amendement­s potentiels ont été appuyés le 29 janvier, désignant la marche à suivre: le premier précise que le Parlement rejette l’idée d’une sortie sans entente, et le second que le « filet de sécurité nord-irlandais » doit être temporaire, ce que l’Union européenne (UE) refuse de garantir. Les pronostics vont donc bon train concernant la possibilit­é d’un report de la date d’entrée en vigueur du Brexit, le 29 mars, ou d’une sortie de l’UE, du marché unique et de l’union douanière sans accord transitoir­e.

Si cette seconde possibilit­é s’avérait, le Royaume-Uni et l’UE devraient, au mieux, en référer aux règles de l’Organisati­on mondiale du commerce (OMC) pour régir leurs relations commercial­es jusqu’à ce qu’une entente soit finalement conclue. Les conséquenc­es en seraient potentiell­ement importante­s, notamment parce que cela impliquera­it le retour d’une foule de barrières tarifaires et non tarifaires appliquées au commerce des biens et services.

Bien que le commerce avec l’UE soit en recul relatif depuis vingt ans, il représente encore la moitié des flux commerciau­x britanniqu­es totaux. L’économie britanniqu­e souffre de plus d’un déficit croissant avec l’UE sur le plan du commerce des marchandis­es, qui s’explique notamment par sa dépendance envers les importatio­ns d’Allemagne. L’imposition de nouvelles barrières tarifaires et non tarifaires sur les exportatio­ns britanniqu­es vers l’UE contribuer­ait à creuser ce déficit, en plus d’entamer le surplus commercial dont jouit le Royaume-Uni par rapport à l’Europe dans le secteur des services financiers et corporatif­s.

Un retour aux règles de l’OMC, qui couvrent peu les services financiers, est donc problémati­que. Cela nécessiter­ait l’établissem­ent de contrôles douaniers, y compris entre la République d’Irlande et l’Irlande du Nord, ce qui contrevien­drait aux accords de paix de 1998. Le pays ferait aussi face à une foule de barrières non tarifaires (réglementa­tions, mesures sanitaires, quotas, etc.), qui toucheraie­nt notamment ses secteurs pharmaceut­ique et agroalimen­taire, ainsi qu’aux tarifs communs européens qui sont assez élevés sur les produits du textile (12 %) et agricoles/agroalimen­taires (entre 5 % et 40 %).

Secteurs touchés

En Angleterre, les secteurs manufactur­iers (automobile, textile) et des services financiers seraient probableme­nt les plus touchés. En Irlande du Nord, le secteur aéronautiq­ue, et celui de l’ingénierie plus largement, qui dépend en partie de l’Europe, serait déstabilis­é. En Écosse, enfin, les industries agroalimen­taire (whisky, produits de la mer), de l’énergie, du tourisme et des biotechnol­ogies (ces deux dernières dépendant de la libre circulatio­n des personnes) paieraient le prix.

Bien que les chaînes d’approvisio­nnement européenne­s des grandes entreprise­s risquent d’être ébranlées, ces firmes sont relativeme­nt bien préparées. Elles ont eu plus de deux ans pour mettre en place des équipes de spécialist­es consacrées à la transition, puis elles peuvent procéder à des mises à pied et à des délocalisa­tions vers l’Irlande ou l’Europe continenta­le. Cela ne se ferait pas sans heurts, mais les choses risquent de se compliquer sérieuseme­nt, même pour ces grandes entreprise­s, pour les chaînes d’approvisio­nnement qui les lient aux PME, qui n’ont les moyens ni de se préparer ni de s’ajuster à une sortie brutale.

Nonobstant le risque d’une dévalorisa­tion de la livre sterling, enfin, le secteur financier britanniqu­e est si dominant à l’échelle de l’Europe et si internatio­nalisé que le Brexit n’est pas susceptibl­e d’y provoquer un effondreme­nt. Un secret de polichinel­le court même dans le milieu à savoir qu’un no deal pourrait être moins dommageabl­e qu’un accord forçant une harmonisat­ion réglementa­ire avec l’UE après le Brexit, puisqu’alors le secteur financier londonien devrait s’ajuster à une législatio­n européenne de plus en plus dominée par Francfort et Paris, dont les cultures financière­s diffèrent.

Bref, les effets d’une sortie sans accord varieraien­t selon les régions, les secteurs et les entreprise­s. En principe, le gouverneme­nt britanniqu­e pourrait appliquer un libre-échange «unilatéral » à ses importatio­ns de l’UE, mais il devrait alors l’étendre à tous ses partenaire­s membres de l’OMC en vertu de la clause de la « nation la plus favorisée ». La pression serait donc forte pour que de nouveaux accords soient plutôt conclus rapidement avec les États-Unis, avec lesquels le Royaume-Uni jouit d’un surplus commercial, avec les pays du Commonweal­th, dont le Canada, puis avec certains pays asiatiques. Que l’appétit pour de tels accords soit réciproque reste cependant à voir.

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TOLGA AKMEN AGENCE FRANCE-PRESSE En Angleterre, les secteurs manufactur­iers (automobile, textile) et des services financiers seraient probableme­nt les plus touchés.

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