Le Devoir

Les trois piliers du Parti conservate­ur

- Marc André Bodet Professeur agrégé en science politique à l’Université Laval, et membre du Groupe de recherche sur le fonctionne­ment de la démocratie (FoDEM)

Le Parti conservate­ur du Canada se retrouve à dix mois de l’élection générale dans une situation jamais vue en cent ans. Alors que le parti avait pris l’habitude de subir des dégelées spectacula­ires après un passage au gouverneme­nt, il est cette fois en excellente santé financière et électorale. Le parti doit beaucoup à Stephen Harper et à ses collaborat­eurs, mais son successeur, Andrew Scheer, a su naviguer jusqu’ici avec succès, ce qui permet à son parti de talonner le Parti libéral. Pourtant, des défis de taille attendent les conservate­urs d’ici l’élection.

La littératur­e en science politique définit souvent le Parti conservate­ur comme un parti de garnison. L’expression vient du fait que le parti profite d’un socle électoral très solide. On estime en effet qu’environ le tiers de l’électorat appuie les conservate­urs coûte que coûte. Le problème est que le potentiel de croissance du parti hors de sa garnison est plus limité que pour le Parti libéral par exemple. C’est pourquoi les conservate­urs s’investisse­nt tant dans le microcibla­ge pour grappiller ici et là les appuis qui les enverront soit sur les banquettes de l’opposition, soit au pouvoir. Cette stratégie empruntée au marketing est par contre plus facile à mettre en branle lorsque le parti est au gouverneme­nt et contrôle les choix budgétaire­s.

Base militante réformiste

Les études d’opinion menées depuis vingt ans tendent à démontrer que l’électorat canadien est largement centriste, avec des concentrat­ions décroissan­tes à mesure qu’on se déplace à gauche ou à droite sur le spectre idéologiqu­e. Il en est autrement des militants au sein des partis qui ont tendance à s’éloigner du centre. C’est le cas au Parti conservate­ur, qui a hérité d’une base militante réformiste plutôt éloignée de la position médiane sur les enjeux moraux notamment. Stephen Harper a réussi à étouffer les réflexes militants pendant sa gouverne, mais la nouveauté du pouvoir facilitait les choses. Andrew Scheer, quant à lui, doit répondre aux impatience­s de la base, qui se demande parfois si on ne sacrifie pas les principes au profit d’un électorali­sme de bas étage. En ce sens, les conservate­urs et les néodémocra­tes subissent les mêmes tensions internes alors que les libéraux peuvent compter sur une base amplement satisfaite tant que le pouvoir est acquis ou sur la voie de l’être.

Cela nous amène au troisième défi pour Andrew Scheer et les conservate­urs. Tom Flanagan, ancien bras droit de Stephen Harper, a certes une réputation sulfureuse en tant que commentate­ur de l’actualité, mais il demeure un politologu­e pertinent pour comprendre la vie électorale des partis. Dans un livre paru en 2007, il a théorisé la stratégie gagnante des conservate­urs. Le parti doit, pour espérer gagner, construire une coalition entre trois électorats.

L’Ouest canadien et son économie primaire sont le pilier le plus solide de cette constructi­on. On peut y ajouter les zones périurbain­es et les banlieues de l’Ontario et de la Colombie-Britanniqu­e. Le choix du troisième pilier est plus délicat. Certains ont tenté d’y ajouter les nationalis­tes québécois. Ce fut le cas pour Diefenbake­r ou Mulroney par exemple. Le problème est que ce troisième pilier rend instable la coalition par ses intérêts divergents et ses cultures politiques dissemblab­les. Certains autres (pensons à Jason Kenney) ont tenté de remplacer ce pilier par le bassin des nouveaux Canadiens venus d’Asie du Sud et de l’Est. Ces communauté­s sont très conservatr­ices sur les enjeux moraux, généraleme­nt sympathiqu­es à des politiques sévères en matière de criminalit­é, et elles sont plutôt sensibles aux sirènes d’une taxation allégée. C’est aussi une population en forte croissance au Canada, contrairem­ent au Québec francophon­e. L’ajout de ce troisième pilier pourrait suffire pour atteindre une majorité en 2019.

Le chemin vers le pouvoir est semé d’embûches pour le Parti conservate­ur, mais ses chances sont réelles d’arriver en tête le soir de l’élection. En même temps, le problème, quand on construit une coalition sur trois piliers, est que la chute de l’un entraîne l’écroulemen­t de l’ensemble. Stephen Harper a réussi pendant dix ans à maintenir un équilibre précaire au sein du parti. Il faudra voir si Andrew Scheer sera aussi habile.

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