Le Devoir

Le procès le plus important depuis Franco

Douze dirigeants nationalis­tes catalans sont jugés pour leur rôle dans la tentative de sécession de la Catalogne

- GUILLAUME LEPAGE Avec l’Agence France-Presse et Associated Press

Douze dirigeants nationalis­tes catalans ont comparu mardi à Madrid pour leur rôle dans la tentative de sécession de la Catalogne en octobre 2017. Ce procès, hautement médiatisé, risque d’entacher sérieuseme­nt, et pour longtemps, l’image de l’Espagne sur la scène internatio­nale, estiment des experts.

Au centre de la plus grande salle de la Cour suprême — la plus haute instance judiciaire du pays —, les accusés ont pris place sur quatre rangées de banquettes, face aux sept juges. Pour certains incarcérés depuis plus d’un an, ils font actuelleme­nt face à de multiples chefs d’accusation, dont sédition et détourneme­nt de fonds publics. Des accusation­s de rébellion, une charge particuliè­rement lourde en vertu du Code pénal espagnol, pèsent contre neuf d’entre eux.

« C’est le procès le plus important que nous ayons organisé [depuis le rétablisse­ment de la] démocratie », après la mort du dictateur Francisco Franco en 1975, commentait récemment le président de la Cour suprême, Carlos Lesmes.

Les prévenus sont jugés pour leur rôle présumé dans l’organisati­on du référendum sur l’indépendan­ce de la Catalogne le 1er octobre 2017, déclaré illégal par Madrid. Mais aussi pour la déclaratio­n subséquent­e d’indépendan­ce 26 jours plus tard, malgré de nouvelles mises en garde des autorités espagnoles.

Le procureur général de l’État a requis des peines allant de sept à dix-sept ans de prison. Pour Oriol Junqueras, qui a été le bras droit de l’ancien président de la Catalogne aujourd’hui exilé, Carles Puigdemont, ce sont plutôt vingt-cinq années d’incarcérat­ion qui ont été réclamées. Sur le banc des accusés figurent aussi l’ancienne présidente du Parlement catalan, plusieurs « ministres » régionaux et les responsabl­es des puissantes associatio­ns indépendan­tistes ANC et Omnium Cultural.

Carles Puigdemont brillait par son absence mardi. Ce dernier s’est exilé en Belgique il y a maintenant un an et demi pour échapper aux poursuites, et tenter — en vain — de rallier des appuis européens à l’indépendan­ce catalane. Il n’a d’ailleurs pas manqué de qualifier ce procès depuis l’Allemagne de « mascarade ». Son successeur, Quim Torra, a quant à lui dénoncé devant la presse à Madrid « un procès qui n’aurait jamais eu lieu dans un État qui veut être considéré comme démocratiq­ue ».

État de droit

Le procès des douze indépendan­tistes catalans a fait pour le moins sourciller Maxime St-Hilaire, professeur de droit constituti­onnel à l’Université de Sherbrooke. Selon lui, le pouvoir central espagnol « fait une très mauvaise publicité à l’État de droit» qu’il «instrument­alise à des fins politiques ».

La Constituti­on n’est pas un Code criminel, insiste M. St-Hilaire. «Une Constituti­on s’oppose normalemen­t à l’État, en contraigna­nt ses pouvoirs. Elle n’est pas censée s’opposer aux citoyens. Et, surtout, ce n’est pas censé être la police qui met en oeuvre la Constituti­on. »

Un tel procès ne pourrait se tenir au Canada, poursuit l’avocat de formation, ajoutant du même souffle que la comparaiso­n se fait « difficilem­ent ».

« La Cour suprême et le gouverneme­nt fédéral ont toujours reconnu le droit des provinces de tenir des référendum­s sur n’importe quel sujet, explique-t-il. Mais si jamais un référendum venait à être déclaré inconstitu­tionnel, il ne serait tout simplement pas reconnu. On n’enverrait pas la police taper sur des électeurs. »

Aux yeux du professeur de science politique à l’UQAM Alain-G. Gagnon, l’Espagne a d’ores et déjà « perdu » ce procès avec une image sérieuseme­nt noircie qu’elle projette désormais sur la scène internatio­nale. « Nous avons un État qui peine à entendre l’opinion d’une nation catalane très forte, et à lui donner le droit de se prononcer quant à son propre avenir au sein de l’Europe. »

Violence ou pas ?

Les séparatist­es ont-ils utilisé la violence dans leur tentative de sécession ? C’est l’une des questions centrales du procès. Sans violence, l’accusation de rébellion ne tiendra pas.

Les procureurs et le parti d’extrême droite Vox — qui fait partie de la poursuite — le soutiennen­t, mais les indépendan­tistes affirment de leur côté que la seule violence a été celle des policiers le jour du référendum, dont les images ont rapidement fait le tour du monde. « Les délits si graves dont on nous accuse n’ont pas été commis : la violence nécessaire pour les justifier n’a pas existé», a déclaré à l’Agence France-Presse Carles Mundó, l’un des accusés, dans les couloirs du tribunal.

De son côté, le chef du gouverneme­nt espagnol, Pedro Sánchez, n’a pas caché son désir de voir la charge de rébellion contre les séparatist­es écartée au profit de celle de sédition, ce qui implique des peines d’incarcérat­ion moins lourdes. La formation Vox se montre beaucoup plus tranchée, allant jusqu’à réclamer des peines de prison de soixante-deux ans.

Selon Alain-G. Gagnon, de l’UQAM, les discours politiques, «d’un côté comme de l’autre », risquent de se radicalise­r en Espagne au fil des prochains mois.

« Les partis politiques en Catalogne vont sûrement essayer de converger les uns vers les autres pour protéger ce qu’ils croyaient être des acquis, estime le professeur, alors qu’à l’échelle de l’Espagne, là aussi il va y avoir une radicalisa­tion des discours», dit-il, donnant en exemple Vox, qui multiplie les appuis au sein de la population.

Aux yeux du professeur de science politique, l’Union européenne (UE) devra se positionne­r sur ce procès controvers­é, elle qui est jusqu’à maintenant restée prudente dans le dossier délicat de la Catalogne. « Est-ce que l’UE va finalement réagir ou se contenter d’être un club sélect d’États-nations qui est incapable de réformer l’Europe ? Dans un tel cas, l’UE va se fragiliser de plus en plus et l’espace pour l’exercice démocratiq­ue va se rétrécir. »

Le professeur Maxime St-Hilaire croit pour sa part que le procès nourrit à l’échelle mondiale le cynisme à l’endroit de l’État de droit, un carburant qui favorise la montée du populisme. « L’État de droit est une institutio­n libérale. Et la grande opposition au libéralism­e, c’est le populisme, la critique des élites », dit-il.

Le procès contre les indépendan­tistes catalans s’annonce long : trois mois environ, avec un verdict qui n’est pas attendu avant le mois de juillet. Devant l’oeil et les lentilles de caméra de quelque 600 journalist­es accrédités pour l’occasion, des centaines de personnes doivent y témoigner, dont l’ancien chef de gouverneme­nt conservate­ur Mariano Rajoy, au pouvoir au moment du référendum.

 ?? EMILIO NARANJO AGENCE FRANCE-PRESSE ?? Les anciens dirigeants nationalis­tes catalans, notamment (à partir de la gauche de la première rangée) Oriol Junqueras, Raul Romeva, Joaquim Forn, Jordi Sanchez, Jordi Turull, Josep Rull, Jordi Cuixart, Carme Forcadell, Dolors Bassa, Carles Mundó, Santi Vila et Meritxel Borras, ont assisté mardi au début de leur procès à Madrid.
EMILIO NARANJO AGENCE FRANCE-PRESSE Les anciens dirigeants nationalis­tes catalans, notamment (à partir de la gauche de la première rangée) Oriol Junqueras, Raul Romeva, Joaquim Forn, Jordi Sanchez, Jordi Turull, Josep Rull, Jordi Cuixart, Carme Forcadell, Dolors Bassa, Carles Mundó, Santi Vila et Meritxel Borras, ont assisté mardi au début de leur procès à Madrid.
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