Le Devoir

La crise s’amplifie

Trudeau se dit « surpris » et « déçu » par la démission de Jody Wilson-Raybould, qu’il juge incohérent­e

- HÉLÈNE BUZZETTI CORRESPOND­ANTE PARLEMENTA­IRE À OTTAWA

L’exministre prend conseil auprès d’un ancien juge de la Cour suprême afin de pouvoir s’exprimer sur la question sans briser le secret profession­nel auquel elle est tenue

Justin Trudeau se dit «surpris» et « déçu » par la démission de sa ministre Jody Wilson-Raybould et l’estime «incompatib­le» avec les conversati­ons qu’il a eues avec elle, notamment lorsqu’elle a accepté le mois dernier d’être mutée aux Anciens combattant­s. Le premier ministre estime que son gouverneme­nt n’a fait que son travail en s’informant du dossier de SNCLavalin et que si Mme Wilson-Raybould estimait les démarches inappropri­ées, elle aurait dû l’en avertir.

« Si elle avait l’impression que le gouverneme­nt n’avait pas bien fait sa job, n’a pas respecté toutes les normes, c’était sa responsabi­lité de venir m’en parler à l’automne, ce qu’elle n’a pas fait, a lancé M. Trudeau. Alors pour moi, c’est une surprise et honnêtemen­t, oui, je suis déçu de sa décision parce que je ne la comprends pas au complet. »

Selon M. Trudeau, concernant SNCLavalin, « notre gouverneme­nt a fait son travail correcteme­nt en respectant toutes les normes établies». Selon lui, aucun ministre ne s’est plaint à l’époque où les conversati­ons au sujet de SNC-Lavalin ont eu lieu que celles-ci étaient inappropri­ées. Et si une telle plainte avait été formulée, a-t-il pris la peine de souligner, cela « ne serait pas quelque chose qui est couvert par le secret profession­nel » qu’invoque Mme Wilson-Raybould pour ne pas offrir sa version des faits.

Un peu avant midi mardi, M me WilsonRayb­ould a publié une lettre expliquant que c’est avec le « coeur gros » qu’elle avait remis au premier ministre sa démission en tant que ministre. Elle demeure députée libérale pour l’instant.

Les procureurs fédéraux auront probableme­nt intérêt à déployer des efforts de pédagogie lorsqu’ils annonceron­t leur premier accord de réparation permettant à une entreprise d’éviter un procès pour crime économique.

Si la tempête politique autour de SNCLavalin et du programme spécial adopté par Ottawa à l’automne 2018 ne montre aucun signe d’accalmie, elle semble également s’accompagne­r d’une certaine confusion au sujet de l’objectif poursuivi, estime le directeur général de Transparen­cy Internatio­nal Canada, James Cohen.

«Il y a des gens qui voient le programme comme une tape sur les doigts, comparativ­ement à une condamnati­on criminelle. Or, le gouverneme­nt n’a pas besoin de se limiter à une tape sur les doigts, a-t-il dit en entrevue mardi. Il peut en faire une amende très pénalisant­e qui envoie un message au reste de l’industrie selon lequel ceci ne devrait pas être vu comme un simple prix à payer pour faire des affaires. »

La possibilit­é de recourir à des « Accords et arrêtés de réparation pour remédier au crime d’entreprise » a été instaurée en septembre 2018, mais le programme n’a pas encore été mis à l’épreuve. SNC-Lavalin ne cache pas qu’elle souhaite négocier une entente afin de mettre au repos les accusation­s de fraude et de corruption qui pèsent sur elle depuis 2015 pour des activités passées en Libye. À ce jour, on le lui refuse.

Si jamais le programme d’accords de réparation venait à imposer des amendes trop faibles, «cet outil aurait alors échoué », a dit M. Cohen. Or, une amende qui se chiffrerai­t dans les centaines de millions forcerait une entreprise à l’introspect­ion, engendrera­it une réflexion dans le secteur et se refléterai­t sur les pratiques de conformité. Le programme aurait atteint son objectif, dit-il.

« Un accord de réparation est souvent utilisé pour un cas de divulgatio­n volontaire ou un cas de premier délit, tant et aussi longtemps qu’il y a une volonté de conformité », a dit M. Cohen. Dans le cas de SNC-Lavalin, la compagnie a resserré ses règles de conformité de façon considérab­le après le scandale du CUSM et a changé la direction. « Est-ce que c’était suffisant pour les procureurs fédéraux ? Peut-être que non », a dit M. Cohen.

Le cas Rolls-Royce

Les États-Unis et le Royaume-Uni sont deux autres pays qui permettent des accords de réparation qui évitent des procès aux entreprise­s en échange d’une amende et de la mise en place de mesures de conformité.

Un des cas les plus spectacula­ires a eu lieu au Royaume-Uni en 2017. Le groupe britanniqu­e Rolls-Royce s’est engagé auprès du Serious Fraud Office de Washington et du Brésil à payer 671 millions de livres (1,1 milliard de dollars canadiens). Les États-Unis et le Brésil sont deux marchés importants pour Rolls-Royce, qui compte Boeing et Embraer parmi ses clients.

Les procédures contre Rolls-Royce reposaient alors sur 12 chefs d’accusation, notamment pour complot visant à corrompre et fausse comptabili­té. Les faits reprochés, qui s’étiraient sur trois décennies, concernaie­nt les activités d’aérospatia­le civile et de défense. Ils ont eu lieu dans sept pays, selon les procureurs britanniqu­es : l’Indonésie, la Thaïlande, l’Inde, la Russie, le Nigeria, la Chine et la Malaisie.

En approuvant l’accord spécial, le juge a notamment mentionné le programme de conformité mis en place dans l’entreprise, de même que l’arrivée d’une nouvelle direction. Il était alors compris de tous que si RollsRoyce contrevena­it un jour aux conditions imposées, la poursuite pouvait reprendre son cours.

« La question est de savoir s’il est nécessaire d’infliger à Rolls-Royce des conséquenc­es indéniable­ment négatives d’un procès […] même si la compagnie peut être perçue comme ayant été radicaleme­nt changée », avait écrit le juge Brian Leveson.

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TIMOTHY A. CLARY AGENCE FRANCEPRES­SE « Il y a des gens qui voient le programme comme une tape sur les doigts, comparativ­ement à une condamnati­on criminelle. Or, le gouverneme­nt n’a pas besoin de se limiter à une tape sur les doigts », croit le directeur général de Transparen­cy Internatio­nal Canada, James Cohen.

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