Les libéraux accusés de vouloir étouffer l’affaire SNC-Lavalin
Un comité parlementaire se penchera finalement à Ottawa sur l’affaire SNCLavalin, mais de manière tellement théorique que l’opposition conservatrice et néodémocrate n’est pas satisfaite et accuse les libéraux d’ériger un écran de fumée pour étouffer l’affaire.
L’opposition avait forcé mercredi, malgré le congé parlementaire, la tenue d’une réunion du Comité de la justice. Objectif : voter d’éventuelles audiences afin de faire la lumière sur la « pression » que le bureau du premier ministre aurait exercée, selon le Globe and Mail, sur l’ex-ministre Jody Wilson-Raybould afin qu’elle conclue un accord de poursuite suspendue (APS) avec SNC-Lavalin. L’opposition y voit une possible violation du principe d’indépendance judiciaire.
C’est un manque remarquable de curiosité à propos d’une possible obstruction de la justice qui serait survenue » dans le bureau du premier ministre
NATHAN CULLEN
Les conservateurs demandaient à ce que neuf personnes soient appelées à témoigner, soit Mme Wilson-Raybould et son remplaçant à la Justice, David Lametti, la directrice des poursuites pénales, le greffier du Conseil privé, la chef de cabinet de Mme Wilson-Raybould lorsqu’elle était ministre ainsi que quatre proches conseillers de Justin Trudeau : Katie Telford, Gerald Butts, Mathieu Bouchard et Elder Marques.
Contre toute attente, la majorité libérale a accepté le principe de tenir des audiences, mais seulement pour « étudier les accords de poursuite suspendue, la doctrine de Shawcross et les discussions [permises] entre le bureau du procureur général et les collègues gouvernementaux». La doctrine de Shawcross expose comment un élu doit s’acquitter du double rôle de ministre de la Justice (rôle politique) et de procureur général (rôle d’administrateur indépendant du système judiciaire). Les libéraux ne proposent que trois témoins : M. Lametti, le greffier du Conseil privé et le sous-ministre de la Justice. Aucun des acteurs politiques
de cette affaire ne figure sur leur liste.
L’opposition a raillé ce « symposium » sur des concepts judiciaires auquel les libéraux convient, à leur avis, le public. « Je ne vois pas en quoi avoir une discussion sur le fonctionnement interne du gouvernement vis-à-vis du procureur général aura un impact », a lancé la conservatrice Lisa Raitt.
« C’est un manque remarquable de curiosité à propos d’une possible obstruction de la justice qui serait survenue dans le bureau du premier ministre, a renchéri le néodémocrate Nathan Cullen. Je ne souhaite pas m’aventurer dans une expédition exploratoire de sept mois dans les entrailles du système légal canadien. »
Le député libéral Randy Boissonnault, qui a proposé le cadre des audiences, a expliqué que le comité « a la responsabilité de rassurer les Canadiens en montrant que notre système de justice est non seulement intact, mais robuste ». Les conservateurs ont répliqué que cette enquête étroite ne faisait au contraire rien pour rassurer les Canadiens et qu’elle s’apparentait à du « camouflage ». « Cette motion exclut les principaux acteurs [de cette affaire]. Elle les empêche de parler », a ajouté le conservateur Pierre Poilièvre.
L’opposition aurait souhaité au minimum que le comité invite Mme WilsonRaybould, mais les libéraux ont une fois de plus utilisé leur majorité pour s’y opposer. « L’inviter reviendrait à la forcer à parler de choses dont elle n’a pas le droit de parler », a soutenu M. Boissonnault.
Le Globe and Mail a soutenu la semaine dernière que des « tentatives de pression » avaient été faites sur Mme Wilson-Raybould, sans spécifier la forme que cette pression aurait prise, afin qu’elle privilégie une entente avec SNC-Lavalin. Le quotidien torontois a aussi précisé que la ministre ne s’était pas fait « ordonner » de prendre une décision particulière. Les juristes consultés par Le Devoir rappellent que les collègues du ministre de la Justice ont tout à fait le droit de discuter avec lui de la meilleure façon de traiter d’un dossier. La ligne à ne pas franchir est de lui ordonner une décision spécifique. Ces juristes ont soutenu que, tant qu’on ne connaîtra pas la nature de la « pression » exercée sur la ministre, il sera impossible de déterminer si une irrégularité a été commise.
M. Trudeau a nié qu’un tel ordre ait été donné. Son bureau indique que le premier ministre a parlé une seule fois avec Mme Wilson-Raybould de SCNLavalin, le 17 septembre dernier, et que c’était pour lui dire que la décision lui revenait à elle seule. La directrice des poursuites pénales a décidé en octobre de ne pas négocier une entente avec le géant québécois du génie civil et d’aller plutôt de l’avant avec des accusations criminelles. SNC-Lavalin désire conclure un APS, car une condamnation au criminel lui bloquerait pendant 10 ans l’accès aux contrats publics canadiens et menacerait sa survie.
Plaire aux amis ?
Au-delà de cette affaire, l’opposition s’attaque aussi au bien-fondé des accords de poursuite suspendue. Pierre Poilièvre y voit un mécanisme «permettant aux criminels corporatifs à grande échelle d’échapper à un procès et à une condamnation en concluant une entente». Nathan Cullen estime que c’est parce que SNC-Lavalin, « une société internationale avec de très bons contacts », a fait un lobbying intense auprès d’Ottawa que les APS ont été inclus dans l’arsenal légal canadien en 2018.
M. Boissonnault a réfuté ces allégations. « C’était pour s’harmoniser avec nos partenaires commerciaux », a-t-il fait valoir en rappelant que les ÉtatsUnis ont un tel mécanisme depuis 1999, la Grande-Bretagne depuis 2014, et que l’Australie est en train d’en instaurer un. « Que l’opposition se lance dans des spéculations selon lesquelles une seule société aurait amené le gouvernement canadien à changer nos lois est spécieux. »