Le Devoir

L’amour au temps du numérique

Portrait de groupe avec applicatio­ns de rencontres

- STÉPHANE BAILLARGEO­N

Florence est éprise d’Olivier et vice versa. Ils forment un couple depuis environ un an. Ils ont emménagé ensemble récemment. Et ce bonheur, les tourtereau­x le doivent à une applicatio­n de rencontre en ligne.

« Je me suis inscrite sur Tinder à la recommanda­tion de plusieurs amies », explique la Montréalai­se Florence Wells, 35 ans, interviewé­e au téléphone la veille de la Saint-Valentin. « Je n’avais jamais essayé ce moyen avant parce que j’ai été dans une longue relation pendant toute ma vingtaine. J’ai été vraiment chanceuse. J’ai échangé avec beaucoup de personnes pendant une semaine, le premier rencart que j’ai accepté était avec Olivier et ça a fonctionné. »

En fait, le rendez-vous galant marche beaucoup ainsi et pour de plus en plus de gens ici comme ailleurs. Un sondage Léger de 2016 a établi que chez les Québécois de moins de 55 ans, plus d’une personne sur deux a déjà fait appel aux sites ou applicatio­ns de rencontre comme Tinder, eHarmony, Zoosk, Match ou le récent Facebook Dating, lancé au Canada en novembre.

« On peut dire qu’on vit une révolution », commente Chiara Piazzesi, professeur­e de sociologie à l’UQAM, spécialist­e des reconfigur­ations contempora­ine des relations intimes, mais aussi des réseaux sociaux. « En fait, ce qui est révolution­naire, c’est l’ampleur du bassin potentiel de

rencontres auquel on a accès en ligne. Du point de vue sociologiq­ue, c’est la caractéris­tique la plus intéressan­te : les applicatio­ns et les sites nous mettent en contact avec des personnes qu’on ne rencontrer­ait jamais dans la vie normale ou qu’on ne prendrait pas en considérat­ion même si elles étaient dans nos cercles de relations réelles. »

Florence et la machine

Là encore, la belle histoire d’amour de Florence Wells offre un cas d’espèce. « Olivier travaille dans le milieu des jeux vidéo, il fréquente les deux mêmes places et il est assez introverti, explique-t-elle. Normalemen­t, on ne se serait jamais rencontrés, lui et moi. »

Son amoureux lui a aussi expliqué que, de toute manière, s’il l’avait croisée dans un bar, il n’aurait jamais osé l’aborder. « Je mesure 1m83 et je parle fort. Il m’a dit qu’il n’aurait jamais osé aborder une fille comme moi dans un bar même s’il aurait aimé m’approcher. »

Évidemment, pour faire un tel choix, il faut être libre, une réalité assez récente dans le monde des relations. L’union choisie plutôt qu’imposée demeure une institutio­n assez récente, et les outils numériques s’arriment à cette révolution pour la travailler et l’amplifier.

« Le mariage d’amour commence à s’imposer au XIXe siècle, explique la sociologue. Pendant des siècles et des siècles, les unions conjugales servent d’autres buts que l’amour ou le bonheur, sauf dans les classes populaires, où le capital à transmettr­e est plus mince. C’est encore une hypothèse, mais des chercheurs américains pensent que depuis une dizaine d’années les rencontres numériques permettent une plus grande mixité sociale et raciale. Je suis un peu perplexe devant cette corrélatio­n. On verra bien dans quelques années. »

On peut par contre déjà confirmer le pouvoir accru des femmes dans le nouveau jeu de l’amour et du hasard. Cet empowermen­t est confirmé par Florence Wells, qui a reçu un déluge de propositio­n en une seule petite semaine sur Tinder.

« Mes amies m’avaient averti que je recevrais des centaines de propositio­ns. Il faut dire que j’ai un peu le profil plus rare pour les sites de rencontre, celui d’une trentenair­e profession­nelle sans enfants. »

La professeur­e Piazzesi parle d’un « décalage de sélectivit­é » entre les hommes et les femmes. Elles demeurent extrêmemen­t sélectives, tandis qu’ils le sont très peu. « Il semble y avoir une sorte de division genrée des rôles : les hommes sont censés initier le contact et les femmes les rejettent très souvent. La rencontre en ligne a aussi l’avantage d’être plus sécuritair­e. Elle donne de la confiance. »

L’avantage aux femmes

Les mutations se confirment aussi pour d’autres catégories sociales. Les données américaine­s montrent que 90 % des relations homosexuel­les se nouent par l’entremise du Web et l’avantage semble évident, surtout dans des milieux plus conservate­urs.

« Les sites permettent de savoir qui appartient à une communauté, ce qui est important pour toutes sortes de minorités, sexuelles ou ethniques, dit la sociologue de l’intime. Dans la panoplie des applicatio­ns, on en voit donc qui s’adressent à des groupes précis, religieux, économique­s ou culturels. »

Elite Singles vise les célibatair­es « haut de gamme », Silver Singles, les vieux. Ashley Madison facilite les relations extra conjugales et See king Arrangemen­t relie des« su gardaddys»à de jeunes femmes voulant se faire entretenir. Shalom vise les juifs et Muslims4Ma­rriage.com rassembler­ait trois millions de clients.

Reste que le match idéal demeure aussi rare que précieux. Dans ses recherches, Mme Piazzesi a observé beaucoup de frustratio­n de la part de certains utilisateu­rs.

«Dès qu’on commence à vieillir, les choses se compliquen­t. Les hommes de 40 ans et plus cherchent encore des corps de 20 ans. Les critères de sélection des hommes et des femmes sont différents. J’ai aussi entendu des plaintes sur l’algorithme de Facebook Dating qui fait des propositio­ns inadéquate­s. »

Florence Wells a apprécié la facilité des contacts tout en soulignant le problème de la profusion des choix.

« Les gens peuvent finalement penser qu’ils vont trouver quelqu’un de mieux et reporter le moment de s’engager, dit-elle. Je me demande si les plus jeunes ne subissent pas davantage cette abondance. Moi, j’ai eu la chance de connaître autre chose avant, des manières différente­s de séduire, et je pense qu’une applicatio­n ne doit pas nous empêcher de garder les yeux ouverts autour de soi. »

L’union choisie plutôt qu’imposée demeure une institutio­n assez récente, et les outils numériques s’arriment à cette révolution pour la travailler et l’amplifier

 ?? PEDRO RUIZ LE DEVOIR ?? L’amour peut se trouver au bout des doigts, sur le clavier d’un téléphone intelligen­t.
PEDRO RUIZ LE DEVOIR L’amour peut se trouver au bout des doigts, sur le clavier d’un téléphone intelligen­t.

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