Le Devoir

Le non-sens d’utiliser le gaz naturel comme énergie de transition au Québec

- Simon-Philippe Breton, Louis-Étienne Boudreault, Bernard Saulnier et Lucie Sauvé Membres du Collectif scientifiq­ue sur la question du gaz de schiste et des enjeux énergétiqu­es au Québec

Au Québec, un effort collectif colossal doit être consenti pour la réduction des émissions de gaz à effet de serre (GES). Nos émissions annuelles en 2016 ont été d’à peine 10 mégatonnes (Mt) de moins que celles de 1990 (87 Mt). C’est donc un volume récurrent de réduction d’émissions de GES six fois plus important encore qu’il nous faut viser dès maintenant pour atteindre la cible de 17 Mt/année à l’horizon 2050. Le Québec accuse en effet un important retard dans la mise en oeuvre du redéploiem­ent de ses approvisio­nnements énergétiqu­es, un projet de société que la récente Politique énergétiqu­e 2030 du Québec (PEQ2030) qualifie pourtant de « nouveau pacte énergétiqu­e » capable « d’enclencher une réelle décarbonis­ation de l’économie québécoise ».

Or, la PEQ2030 donne au distribute­ur Énergir (ancienneme­nt Gaz Métro) le mandat de développer un vaste chantier d’approvisio­nnement en gaz naturel en élargissan­t l’offre du réseau de distributi­on actuel (les stations multicarbu­rants et le programme Écocamionn­age, entre autres). Elle octroie à la filière du gaz naturel le statut d’«énergie de transition», une désignatio­n invoquée par des régions dont l’électricit­é est principale­ment produite par des centrales thermiques au charbon et au mazout lourd, ce qui n’est manifestem­ent pas le cas du Québec.

Il y a certes lieu de s’interroger sur le statut privilégié que la PEQ2030 accorde actuelleme­nt aux approvisio­nnements gaziers d’origine fossile alors même que le cadre d’autorisati­on des projets énergétiqu­es du Québec ne peut plus s’affranchir d’une prise en compte responsabl­e des impacts climatique­s de l’extraction et du transit de ses approvisio­nnements actuels et futurs en hydrocarbu­res fossiles. Entre autres, dans le calcul des émissions de GES de la filière du gaz naturel, l’impact climatique de chaque molécule de méthane perdue tout au long de la chaîne d’approvisio­nnement équivaut à plusieurs dizaines de fois celui d’une molécule de CO2 produite lors de la combustion du méthane.

Part négligeabl­e

Il importe de rappeler ici que la production du gaz naturel renouvelab­le issu des procédés de biométhani­sation des résidus organiques représente actuelleme­nt une part négligeabl­e du marché du gaz naturel, de sorte que l’essentiel des impacts environnem­entaux et notamment climatique­s de l’ensemble de la filière du gaz naturel est directemen­t le fait de l’exploitati­on industriel­le du gaz naturel fossile.

Le cas de l’usine de gaz naturel liquéfié (GNL) que le promoteur GNL Québec s.e.c. projette de construire à GrandeAnse au Québec est illustrati­f de l’importance d’inclure le bilan d’émissions de GES lié au cycle de vie complet d’une filière. Énergie Saguenay (16,4 gigamètres cubes, Gm3) de GNL par année, soit le double de la consommati­on de gaz naturel du Québec en 2016) projette de liquéfier du gaz naturel provenant des réservoirs géologique­s de l’ouest du continent pour le vendre sur le marché internatio­nal, au départ d’un quai de chargement maritime sur le Saguenay.

Or une usine de GNL, au Québec comme n’importe où ailleurs au Canada, reste inséparabl­e d’un raccordeme­nt au réseau gazier continenta­l nécessaire pour l’approvisio­nner en matière première. Son exploitati­on implique de surcroît plusieurs manipulati­ons déterminée­s entre l’arrivée du gaz à l’usine et sa destinatio­n finale : traitement, liquéfacti­on, stockage, chargement sur navires méthaniers, transit océanique jusqu’à des points de débarqueme­nt côtiers de réseaux gaziers nationaux d’Europe ou d’Asie où, regazéifié, il parcourra encore un long trajet avant de parvenir à ses clients ultimes. Dans ce marché globalisé du gaz fossile, le cycle complet de la filière GNL se traduit par des fuites additionne­lles de méthane (transport, évaporatio­n et autres) qui pèsent encore davantage sur un bilan d’émissions de GES déjà problémati­que pour la partie du cycle de vie qui concerne l’achemineme­nt du gaz naturel à l’usine à partir des réservoirs géologique­s sources d’où il provient.

La question est donc de savoir comment la filière du gaz naturel, liquéfié ou non, facilitera­it l’atteinte d’un nouveau mix énergétiqu­e en adéquation avec les objectifs de réduction de GES. En quoi le gaz naturel serait-il spécifique­ment plus avantageux en matière d’investisse­ments structuran­ts de décarbonis­ation de l’économie du Québec qu’un scénario d’allocation de ressources qui s’intéresser­ait à la mise en valeur des gisements d’efficacité énergétiqu­e et des

La question est de savoir comment la filière du gaz naturel, liquéfié ou non, facilitera­it l’atteinte d’un nouveau mix énergétiqu­e en adéquation avec les objectifs de réduction de GES

nouvelles énergies renouvelab­les dont dispose le Québec ?

Conséquenc­es

Entre autres, quelles conséquenc­es aura cette persistanc­e à prolonger la dépendance au gaz naturel des secteurs industriel et du transport lourd sur l’économie québécoise à long terme ? Les industries du territoire — tout comme celles des éventuels pays importateu­rs — ne risquent-elles pas d’être placées sur une voie économique, commercial­e et financière menant à une impasse structurel­le en 2030 ? Puisque des mesures de deuxième reconversi­on s’imposeront forcément avant 2050, pourquoi ne pas les engager dès aujourd’hui ?

Force est de constater que la transition énergétiqu­e du Québec reste pour le moment une vue de l’esprit. Les grandes filières énergétiqu­es continuent d’être planifiées en cercles fermés par leurs promoteurs partout sur le territoire sans que les interactio­ns et impacts des unes et des autres soient correcteme­nt évalués et hiérarchis­és au sein d’un cadre décisionne­l intégré d’investisse­ments garantissa­nt à tous les citoyens, tant du côté de l’offre que de la demande, l’effort de décarbonis­ation que la PEQ2030 prétend « enclencher ».

S’il devait décider aujourd’hui de s’enfermer dans des scénarios énergétiqu­es insoutenab­lesm, dont témoigne entre autres la fausse bonne idée d’une transition énergétiqu­e par le gaz naturel fossile, le Québec deviendrai­t un contre-exemple internatio­nal de ce qu’exige une gestion politique planifiée, moderne et responsabl­e de lutte contre les changement­s climatique­s.

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