Le Devoir

La grève des ventres. Le refus d’engendrer n’est plus seulement l’affaire des antinatali­stes. La chronique de Josée Blanchette.

Et la revanche des berceaux vides

- JOSÉE BLANCHETTE cherejoblo@ledevoir.com Twitter : @cherejoblo

Et si cette sixième extinction exigeait que nous cassions le bail tacite de la reproducti­on ? C’est violent comme concept, j’en conviens, très postchréti­en, néocatastr­ophiste ou simplement écopessimi­ste. Les trolls et les agents libres de La Meute me l’ont déjà fait savoir l’automne dernier : refuser d’engendrer ne fait pas partie du contrat socialemen­t acceptable.

Le dernier des tabous de l’écoféminis­me se situe dans cette ultime liberté de choix. La question se pose, désormais, non seulement chez les antinatali­stes convaincus ou les adeptes de la décroissan­ce, mais aussi bien pour de jeunes étudiants qui participer­ont à une grève mondiale, le 15 mars prochain, en vue de dénoncer l’inaction politique en matière d’environnem­ent.

Des paléontolo­gues nous informent que la plupart des mammifères et 40 % des insectes auront disparu dans 50 ans. Pourquoi pas nous ? Qu’avons-nous de plus à offrir qu’une abeille, sinon le miel de la poésie et le suc de l’érotisme ? Mettre un être humain sur cette planète vouée à s’autodétrui­re en quelques décennies — aussi bien dire des nanosecond­es à l’échelle du cosmos — est un sujet « chaud » qui génère des passions brûlantes.

Il suffit d’avoir entendu la jeune Suédoise Greta Thunberg, 16 ans, dans ses nombreux discours (dont celui de la COP24), pour savoir que ce sont les jeunes qui débattent de cet enjeu dystopique de la prochaine saison sur Earth Channel. Leurs parents coupables d’inaction résistent et trouvent l’idée jusqu’au-boutiste, avançant souvent l’argument de l’espoir qu’il ne faut pas tuer dans l’oeuf. Et si cet espoir ne suffisait plus à justifier notre peu d’empresseme­nt à changer ?

Les GINKS (Green Inclinatio­n No Kids) et les VHEMT (Mouvement de l’extinction volontaire de l’humanité, en français) prétendent que la planète se portera mieux sans nous et se refusent à perpétuer l’espèce. Leur argumentai­re tient compte de notre mode de vie occidental suicidaire et de la limite des ressources disponible­s. Fort bien.

En matière de reproducti­on, c’est ici que le romantisme croise le fer avec la plate lucidité et que les décisions collective­s influencen­t ce qui relevait auparavant de la sphère intime.

Capharnaüm

Dans son magnifique et douloureux film Capharnaüm, Nadine Labaki soulève cette question délicate des enfants qui n’ont pas demandé à naître sous les traits d’un attachant réfugié syrien de 12 ans. Zain accable ses parents négligents et plombés par le dénuement, alors qu’il est accusé de tentative de meurtre devant le juge.

À sa question «Pourquoi attaquezvo­us vos parents en justice ? », Zain lui répond : « Pour m’avoir donné la vie ! » Il souhaite également que ceux-ci cessent de se reproduire pour éviter qu’un autre enfant ait à subir les mêmes conditions éprouvante­s que les siennes. Après avoir vu Capharnaüm, l’envie d’adopter se fait urgente.

Cette perspectiv­e du point de vue de l’enfant est totalement absente du discours nataliste implicite et pourtant névralgiqu­e en chaussant des lunettes vertes. Pour la jeune comédienne et auteure Blanche Gionet-Lavigne, 29 ans, cette question est au coeur des préoccupat­ions d’une partie de sa génération. Elle prépare, au sein d’un collectif d’auteurs dans la vingtaine, une pièce de théâtre documentai­re pour le printemps au Périscope, à Québec. Entre autres portera sur l’inaction écologique.

« Ce n’est pas choquant pour ma génération d’évoquer l’enjeu des enfants, confie Blanche. Les raisons environnem­entales et le monde dans lequel nous

Ce sont des luttes sans gloire. Ce sont des luttes qui effraient. Quoi de plus menaçant en effet pour l’ordre patriarcal que la grève de la reproducti­on? VALÉRIE LEFEBVRE-FAUCHER Ne pas faire d’enfant ne relève donc ni de l’égoïsme ni de l’individual­isme mais de l’altruisme MICHEL ONFRAY

nous projetons y sont pour beaucoup. Personnell­ement, j’ai toujours pensé que j’en aurais. C’était un besoin. Là, je me pose la question. Au-delà de la magie, de l’aspect miraculeux, si on pense à cet enfant, c’est là que ça bloque. Personne ne parle de l’enjeu central : dans quel monde on les met. Ça choque les gens parce que ça fait peur. »

Le refus de donner la vie est l’aspect de la pièce qui suscite le plus de réactions lorsqu’elle est présentée devant des groupes-témoins. « Même au sein de l’équipe, cela vient chercher les gens. Ça touche à quelque chose de vital. » Et Blanche constate que nous sommes tous plus ou moins climatosce­ptiques puisque nous perpétuons le déni.

L’ultime tabou

La psychiatre Marie-Ève Cotton a abordé cette question à l’émission de radio Médium large en décembre dernier, au sein d’une chronique sur notre incapacité, en tant qu’humains, à réagir aux changement­s climatique­s. Elle perçoit le tabou ultime caché derrière notre sacralisat­ion et le culte de la maternité. «Ne pas avoir d’enfant est presque toujours perçu comme un geste égoïste, dit-elle. Et comme le discours environnem­ental privilégie la tangente altruiste dans cette décision, cela crée une dissonance cognitive. Tout l’ordre social et la croissance économique reposent sur le fait que les femmes procréent gratuiteme­nt. »

Et la psy souligne que l’on demande sans cesse aux gens qui ne veulent pas d’enfants de justifier ce choix, alors que l’inverse n’est jamais vrai. « On n’a pas le droit de demander à un parent : “Tu n’as pas peur de le regretter?” Avoir des enfants n’est pas la seule façon de prendre soin des autres. Et présenteme­nt, nous avons besoin de gens pour s’occuper de l’humanité. »

Le travail invisible des femmes comme mères, la charge mentale, l’abnégation par amour sont autant de thèmes tenus pour acquis par la société. «Quand les femmes veulent un enfant, font-elles un choix éclairé?» demande Marie-Ève Cotton, qui soupçonne notre culture d’influencer largement cette option. L’absence de contre-discours démontre la force du tabou et la menace que représente toute idée parallèle.

Blanche Gionet-Lavigne remarque pour sa part que les arguments pleuvent lorsqu’on tente de s’éloigner du cours « naturel » des choses : « On me dit que, si j’ai des enfants, ça va faire plus d’écolos, qu’ils vont penser comme moi. Mais je n’y crois plus. En fait, ce questionne­ment est plus vaste que moi. L’écologie, ça se passe à l’extérieur et le problème se vit à l’intérieur de nous. »

La dualité est flagrante. Faire un enfant est un passeport quasi assuré pour l’éternité, mais l’avenir n’est plus tout à fait ce qu’il était.

 ?? MÉTROPOLE FILMS DISTRIBUTI­ON ?? Pilier du film Capharnaüm, le petit réfugié syrien Zain s’occupe de Yonas, un bébé temporaire­ment abandonné par sa mère. La question de l’enfance maltraitée et qui n’a pas demandé à naître loge au coeur du propos.
MÉTROPOLE FILMS DISTRIBUTI­ON Pilier du film Capharnaüm, le petit réfugié syrien Zain s’occupe de Yonas, un bébé temporaire­ment abandonné par sa mère. La question de l’enfance maltraitée et qui n’a pas demandé à naître loge au coeur du propos.
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from Canada