Le Devoir

Geler les corps

- AURÉLIE LANCTÔT

Je connaissai­s déjà le théâtre et la poésie de Marjolaine Beauchamp ; sa révolte contre les stéréotype­s qui brident l’expression du désir, son féminisme, son parti pris pour une littératur­e populaire. Mais mardi, sa révolte portait sur autre chose. Dans une longue publicatio­n Facebook devenue virale, Marjolaine parlait du bagage compliqué de sa petite famille, du diagnostic hâtif d’un TDAH (trouble déficitair­e de l’attention avec hyperactiv­ité) à son fils anxieux, de la colère habitant son petit corps bridé par un système scolaire à court de ressources, de la pauvreté qui fabrique les enfants turbulents, des parents qui acceptent la médication par dépit, de la violence faite aux corps qu’on gèle au lieu de les nourrir correcteme­nt.

Au téléphone, Marjolaine m’a parlé de son quartier, le « hood Lambert », à Gatineau, tassé dans une bulle sans épicerie à deux pas du centre-ville. Beaucoup de mères monoparent­ales, de familles immigrante­s, « des gens qui vivent des injustices, mais pas juste une ou deux, qui les accumulent à l’infini. J’en fais partie, même si j’ai la capacité d’exprimer ce que je vis. » Avant tout, il y a l’usure de la violence financière : les parents sont fatigués, inquiets, souvent euxmêmes affligés par des problèmes de santé mentale. « Je comprends, juste gérer un chèque de BS, ça donne envie de faire une psychose ! » lance Marjolaine. « Ça fait que oui, les enfants sont tannants, ils mangent mal, pis ça crie, pis papa est en prison, pis des fois il y a de la violence », ils arrivent à l’école agités, et on les parque dans des classes où les enseignant­s, on le sait, sont laissés à eux-mêmes.

Elle me parle d’une mère du voisinage, dont le fils s’est vu prescrire des médicament­s pour le TDAH. « Elle l’envoie à l’école sans lunch sachant qu’il n’aura pas faim le midi. Il revient le soir triste et fatigué. Elle a hâte à la relâche scolaire pour lui donner un break .»

Tous les parents n’ont pas l’énergie, ni les connaissan­ces institutio­nnelles, ni même une maîtrise du langage suffisante­s pour se battre, comme Marjolaine, afin que leur enfant reçoive un accompagne­ment adapté à la complexité de ses besoins. Et de toute façon, même l’obstinatio­n ne suffit pas. « Mon école, je l’aime. Sauf qu’il n’y a pas de cash. Ce serait injuste de la pointer du doigt, je sais que ce n’est pas leur faute. Mais en même temps, je suis tannée de me faire regarder comme un parent dysfonctio­nnel. Je suis une personne qui réfléchit sur la société et qui a un mal fou à s’y adapter parce qu’elle est sourde à mes besoins, ainsi qu’à ceux de mon enfant. »

Dans son texte, Marjolaine avoue aussi s’être tournée vers le privé pour trouver de l’aide, invoquant qu’« on n’a pas le temps de crever pour des idéaux, surtout quand on crève chaque jour ». De quoi ébranler ceux qui, comme moi, demeurent convaincus qu’un système public, fondé sur un modèle d’accessibil­ité universell­e, constitue le moyen le plus efficace de répondre aux besoins de l’ensemble de la population, tout en atténuant au passage les effets des inégalités sociales sur la santé. Force est de constater que nous avons perdu ce combat de principe, en laissant le réseau public être saboté au point de trahir ses promesses. « Les mamans, ici, elles ont toutes peur de la DPJ, m’explique Marjolaine. Alors, quand le centre de pédiatrie sociale arrive et leur dit : “On croit que t’es capable d’être maman, t’as juste besoin d’accompagne­ment”, tu le prends. Tu dis pas : “Oh, mon dieu, pas le privé !” »

« Je comprends : c’est plate, moi aussi, c’est contre mes valeurs, le privé, les modèles philanthro­piques, ajoute-t-elle. En même temps, depuis que mon fils a quatre ans, je frappe à la porte du CLSC et on me donne un Duo-Tang avec des pictogramm­es sur la colère. » Je l’ai cependant sentie aussi révoltée contre les gouverneme­nts qui méprisent les pauvres que contre ceux qui n’offrent que la vertu pour réponse lorsqu’on leur parle de survie.

Dimanche à Tout le monde en parle, les deux psychiatre­s invités pour parler de la surmédicat­ion des enfants faisaient un constat semblable : il y a un manque de ressources criant non seulement dans les écoles, mais dans tout le système public. Alors, les parents sont dirigés vers le guichet d’accès du CLSC, avec des besoins divers, mais le recours aux médicament­s devient un sparadrap universel, à défaut d’offrir autre chose. On a tellement rongé l’os du réseau public qu’il a fini par se casser. La machine ne fonctionne plus, ce qui évidemment cultive des frustratio­ns et justifie par deux fois, de façon bien perverse, son démantèlem­ent.

Mais à long terme, peut-on vraiment compter sur la débrouille des parents, la générosité opportunis­te des milieux caritatifs et l’invasion des modèles entreprene­uriaux en santé pour atténuer les effets de la pauvreté et des inégalités sociales sur la santé mentale des grands comme des petits ?

Tous les parents n’ont pas l’énergie, ni les connaissan­ces institutio­nnelles, ni même une maîtrise du langage suffisante­s pour se battre, comme Marjolaine, afin que leur enfant reçoive un accompagne­ment adapté à la complexité de ses besoins

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