Le Devoir

L’État et l’héritage religieux

- Pierre Hurteau Auteur de L’avenir de la laïcité au Québec, L’Harmattan

Indiscutab­lement, le crucifix s’immisce dans le débat sur la laïcité au Québec. Il y a bien sûr le crucifix qui trône au-dessus du siège du président de l’Assemblée nationale, haut lieu des décisions qui régissent la vie de nos concitoyen­s, mais aussi ceux qu’on retrouve dans les salles d’audience d’une quinzaine de nos palais de justice et ceux qui se trouvent encore dans nos écoles publiques, même dans les salles de cours. C’était encore le cas dans des écoles de la Commission scolaire de la Riveraine du Centredu-Québec jusqu’à tout récemment. Je ne serais pas du tout étonné d’apprendre que cette situation existe dans d’autres commission­s scolaires. Les patients et visiteurs peuvent aussi constater la présence de crucifix dans des hôpitaux, sans parler de statues de la vierge Marie ou d’autres saints.

Ces signes religieux sont des vestiges de notre passé marqué par l’omniprésen­ce et l’emprise de l’autorité religieuse, surtout catholique, sur des structures confession­nelles dispensatr­ices de l’éducation et des soins. Le gouverneme­nt de la CAQ n’a pas à ce jour déposé son projet de loi sur la laïcité, mais il semble déterminé à laisser le crucifix à l’Assemblée nationale, de même que dans les palais de justice. Il ne fait aucun doute que plusieurs signes religieux font partie de notre histoire et de notre culture. À ce titre, ils appartienn­ent indéniable­ment à notre patrimoine. Il n’est donc pas question de les cacher ou de les détruire, comme cela s’est vu ailleurs, en Afghanista­n, en Irak ou à une certaine époque en France.

Toutefois, le projet de loi devra être suffisamme­nt clair quant à une éventuelle définition du caractère patrimonia­l de certains signes religieux, surtout ceux qui sont mobiles. La localisati­on de ceux-ci doit s’avérer un critère déterminan­t pour déterminer s’il a bien sa place là où il se trouve. En effet, il ne fait aucun doute que le crucifix au-dessus du banc d’un juge, du siège du président de l’Assemblée nationale ou devant les élèves dans une salle de classe est un symbole ostentatoi­re. Persister dans cette direction comporte un risque non négligeabl­e. N’est-ce pas envoyer le message que la laïcité devient un moyen par lequel l’État, paradoxale­ment, reconnaît que l’héritage religieux national occupe une place prépondéra­nte au détriment de toute autre croyance religieuse ou philosophi­e, agnostique, humaniste ou athée ? À la différence d’une simple croix, comme il s’en trouve par exemple sur le fleurdelis­é, le crucifix montre Jésus en croix et fait directemen­t référence au caractère salvifique de sa passion. Le message est religieux, il renvoie à une confession de foi, et non pas à une vague référence à des valeurs fondatrice­s d’un ordre civilisati­onnel en Occident.

Il ne s’agit pas de nier l’influence de la religion sur la culture, mais il faut aussi faire en sorte que la laïcité que l’on choisira mettra tous les citoyens de toutes les croyances ou philosophi­es à l’abri d’une instrument­alisation de celles-ci par l’État. Cette question du patrimoine, si elle n’est pas correcteme­nt abordée, risque de nous entraîner sur une pente glissante, celle de l’État qui ne se dissocie pas clairement d’un héritage religieux particulie­r, n’accordant pas le même privilège aux autres croyances ou philosophi­es. L’État laïque n’a pas à s’afficher antireligi­eux, mais il ne devrait pas être complaisan­t envers l’une ou l’autre religion. Dans une démocratie, cet idéal ne peut se réaliser sans la reconnaiss­ance de la réalité plurielle de notre société.

Dans le débat public sur la laïcité, sauf lorsque l’ordre public est réellement menacé, il incombe à l’État de ne pas « s’ingérer dans les croyances intimes profondes qui régissent la perception qu’on a de soi, de l’humanité, de la nature et, dans certains cas, d’un être supérieur. » L’État ne rend pas service aux citoyens et franchit lui-même le mur de séparation qui doit exister entre la religion et l’État lorsque ses représenta­nts qualifient d’une manière ou d’une autre les pratiques religieuse­s des citoyens, par exemple le port du voile islamique comme symbole d’oppression des femmes.

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