Le Devoir

Trudeau sur la défensive

Le premier ministre précise avoir répondu à une question de Jody Wilson-Raybould qu’il n’avait pas d’instructio­n à lui donner dans le dossier SNC-Lavalin

- GUILLAUME BOURGAULT-CÔTÉ LA MENACE WILSON-RAYBOULD.

Justin Trudeau a soutenu vendredi avoir précisé à Jody Wilson-Raybould que la décision de permettre à SNC-Lavalin de signer un accord de poursuite suspendue (APS) ne relevait que d’elle-même — et cela parce qu’elle lui aurait posé la question. Mme Wilson-Raybould serait toujours en poste si Scott Brison n’avait pas démissionn­é, a ajouté le premier ministre.

« Il y avait plusieurs discussion­s [au sujet de SNC-Lavalin], a indiqué M. Trudeau en point de presse à Ottawa. C’est pourquoi Jody Wilson-Raybould [qui était ministre de la Justice] m’a demandé si j’allais lui donner des instructio­ns pour prendre une décision particuliè­re. Et j’ai bien sûr dit non, que c’était à elle de prendre cette décision et que je m’attendais à ce qu’elle le fasse. J’avais une entière confiance en elle pour prendre cette décision. »

Encore une fois mitraillé de questions sur le dossier chaud de l’heure à Ottawa, M. Trudeau a indiqué que tant Philippe Couillard que François Legault avaient fait des représenta­tions pour convaincre Ottawa d’accorder à SNC-Lavalin un APS. Cela aurait permis à la firme de génie-conseil d’éviter un procès pour fraude et corruption, ce qui pourrait l’empêcher d’obtenir des contrats publics. L’APS impose notamment de reconnaîtr­e ses torts et de payer une pénalité.

Mme Wilson-Raybould a finalement choisi l’automne dernier de ne pas modifier la décision de la procureure des poursuites pénales du Canada, qui avait jugé que SNC-Lavalin ne pouvait se qualifier pour un APS. L’enquête préliminai­re en vue du procès de la compagnie se poursuit par ailleurs.

La faute à Brison

Justin Trudeau a par ailleurs voulu préciser les raisons qui l’ont conduit à déplacer Jody Wilson-Raybould de la Justice aux Anciens Combattant­s en janvier. Depuis que le Globe and Mail a révélé que Mme Wilson-Raybould aurait refusé de céder à des « pressions » du bureau du premier ministre pour accorder à SNC-Lavalin un APS, plusieurs ont interprété sa rétrograda­tion comme une punition.

« Je peux vous dire que nous avons fait le remaniemen­t ministérie­l parce qu’un de nos membres seniors de l’équipe a choisi de quitter [son poste], a déclaré M. Trudeau. Et je peux vous dire très simplement que si Scott Brison [qui était président du Conseil du Trésor] n’avait pas quitté son poste au sein du Conseil des ministres, Jody Wilson-Raybould serait encore ministre de la Justice et procureure générale aujourd’hui », a-t-il dit.

Le départ de M. Brison imposait de « bouger des éléments » de son équipe, a expliqué le premier ministre, sans préciser pourquoi, entre tous les ministres, c’est Jody Wilson-Raybould qui a écopé. « Plusieurs facteurs entrent en ligne de compte quand vient le temps de procéder à un remaniemen­t. » Mme Wilson-Raybould a démissionn­é du cabinet mardi.

Les partis d’opposition ont eu vite fait de rejeter ces explicatio­ns. « Scott Brison n’est qu’une excuse pratique », a écrit sur Twitter le député néodémocra­te Nathan Cullen. « Cette version des événements (la cinquième à mon décompte) est une offense à l’intelligen­ce des Canadiens. »

« Je ne sais pas ce qui est le pire, a ajouté la conservatr­ice Michelle Rampel : l’ineptie de cette déclaratio­n ou l’arrogance de penser que nous serons assez stupides pour [croire à] ce tas de déchets. »

L’échange date de 1983. D’un côté, le premier ministre canadien de l’époque, Pierre Elliott Trudeau. De l’autre, un jeune chef autochtone de la Colombie-Britanniqu­e nommé Bill Wilson. En dénonçant le paternalis­me qui caractéris­ait les relations entre le gouverneme­nt fédéral et les Premières Nations, M. Wilson avait volé la vedette à M. Trudeau lors d’une conférence constituti­onnelle en lui déclarant que chacune de ses deux filles adolescent­es voulait devenir première ministre. L’une d’elles, a-t-il ajouté, était prête à remplacer M. Trudeau le jour même.

L’histoire réserve parfois de drôles de coïncidenc­es. Si, en 1983, la petite Jody Wilson-Raybould était trop jeune pour limoger Trudeau père, l’ancienne ministre de la Justice pourrait bien finir par faire perdre à Trudeau fils le poste de premier ministre qu’il occupe depuis 2015.

Il va de soi que ce n’est pas ce qui devait arriver lorsque M. Trudeau a nommé Mme Wilson-Raybould au conseil des ministres après sa victoire électorale il y a un peu plus de trois ans. En choisissan­t une femme autochtone comme ministre de la Justice et procureure générale du Canada, M. Trudeau voulait souligner son engagement à améliorer les relations entre Ottawa et les Premières Nations, relations qui étaient devenues presque hostiles sous le règne de son prédécesse­ur, Stephen Harper. Cette frustratio­n à l’égard du gouverneme­nt Harper a convaincu Mme Wilson-Raybould, alors qu’elle était la chef régionale de l’Assemblée des Premières Nations de la Colombie-Britanniqu­e depuis 2009, de faire le saut en politique fédérale sous la bannière libérale en 2015. M. Trudeau l’avait d’ailleurs personnell­ement courtisée pour devenir candidate. Si, en 1983, la petite Jody Wilson-Raybould était trop jeune pour limoger Trudeau père, l’ancienne ministre de la Justice pourrait bien finir par faire perdre à Trudeau fils le poste de premier ministre qu’il occupe depuis 2015 Regrette-t-il son choix aujourd’hui ? La crise que traverse le gouverneme­nt Trudeau à la suite de la démission du conseil ministres cette semaine de Mme Wilson-Raybould est certaineme­nt la pire depuis l’élection de 2015, et elle pourrait bien lui coûter celle de l’automne prochain. Dans une quasi-unanimité, des leaders et des intellectu­els autochtone­s du pays se sont portés à la défense de Mme Wilson-Raybould depuis quelques jours et ont dénoncé les tentatives de l’entourage du premier ministre de la discrédite­r en disant, sous couvert d’anonymat, qu’elle était incompéten­te, égocentriq­ue et « difficile ». C’est surtout cette dernière critique qui a fait sursauter bon nombre de femmes, autochtone­s et non autochtone­s, qui pouvaient s’identifier au traitement réservé à Mme Wilson-Raybould.

Jusqu’à maintenant, M. Trudeau n’a pas fourni d’explicatio­n satisfaisa­nte pour justifier sa décision de rétrograde­r Mme Wilson-Raybould au poste de ministre des Anciens combattant­s le mois dernier. Encore vendredi, le premier ministre insistait pour dire qu’elle serait encore ministre de la Justice si l’ancien président du Conseil du Trésor Scott Brison n’avait pas lui-même démissionn­é, forçant un remaniemen­t ministérie­l. Or, jeudi, le député libéral montréalai­s Anthony Housefathe­r avait invoqué l’unilinguis­me anglais de Mme Wilson-Raybould pour défendre sa rétrograda­tion. Ces justificat­ions ne tiennent simplement pas la route.

S’il s’avère que Mme Wilson-Raybould a été mutée pour avoir refusé de céder à des pressions venues du bureau du premier ministre pour intervenir auprès de la directrice des poursuites pénales dans le cas de SNC-Lavalin, qui fait face à des accusation­s de fraude, elle pourrait bien faire tomber le gouverneme­nt. C’est d’ailleurs la thèse principale qui circule depuis que le Globe and Mail a révélé que Mme WilsonRayb­ould a rencontré le secrétaire principal de M. Trudeau, Gerald Butts, en décembre, à l’hôtel Château Laurier d’Ottawa pour discuter du dossier de SNC-Lavalin. À peine un mois plus tard, elle a perdu son poste. Le jour même de sa rétrograda­tion, elle a diffusé un long énoncé dans lequel elle défendait son bilan comme ministre de la Justice. Quiconque savait lire entre les lignes devait conclure que sa mutation était tout sauf volontaire.

Il y a certaineme­nt de bonnes raisons de permettre à SNC-Lavalin de négocier, comme le réclame l’entreprise, un accord de réparation avec les autorités fédérales au lieu d’avoir à subir un procès qui pourrait mener à sa faillite. La décision de la directrice des poursuites pénales Kathleen Roussel de refuser d’accepter la demande de SNC-Lavalin semble aller à l’encontre de l’esprit du nouveau Régime d’intégrité que le gouverneme­nt fédéral a adopté l’an dernier. S’il est vrai que les accusation­s qui pèsent sur SNC-Lavalin datent de 2015, soit avant l’adoption du nouveau régime, l’entreprise semble remplir tous les autres critères pour être admissible à un accord de réparation, ce qui lui permettrai­t d’éviter une condamnati­on en échange d’une amende et des réformes de sa gouvernanc­e — réformes que l’entreprise a d’ailleurs déjà instaurées.

Mais de toute évidence, selon les articles du Globe,

Mme Wilson-Raybould — qui, il faut le dire, n’a pas encore rendu publique sa version des événements — n’a pas aimé ce qui à ses yeux constituai­t de l’ingérence politique de la part du bureau du premier ministre dans un dossier juridique qui relevait d’elle. L’erreur de M. Trudeau fut de rétrograde­r Mme Wilson-Raybould au lieu de respecter sa décision de ne pas intervenir auprès de Mme Roussel. Il aurait dû se rappeler les mots du père de Mme Wilson-Raybould.

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from Canada