Le Devoir

Louis Hamelin

- LOUIS HAMELIN

Les uchronies sont à la mode. Aux États-Unis, l’alternate history est un genre en soi, dans lequel supputer les conséquenc­es d’une victoire du Sud sur le Nord lors de la guerre de Sécession, par exemple, fait figure de thème rebattu. Ben Winters, lui, a imaginé qu’Abraham Lincoln était abattu en 1861, juste avant son intronisat­ion. Résultat: la guerre de Sécession n’aura pas lieu… À la place, l’unité de la nation va se refaire sur la tombe du bouc émissaire sacrifié et une formule de compromis sera trouvée: les États sudistes sont alors autorisés à rejoindre l’Union sans renoncer à leur économie esclavagis­te, fondement de leur prospérité. Mieux : leur brutale exploitati­on de la force de travail des Noirs, une fois reconnue comme droit acquis, sera bétonnée par un amendement constituti­onnel!

Au début du troisième millénaire, quatre États du Sud — le Hard Four, formé de la Louisiane, du Mississipp­i, de l’Alabama et des Carolines réunifiées — résistent encore et toujours à l’empire des Droits de l’Homme. (La Géorgie, elle, a officielle­ment aboli l’esclavage en… 1944.)

Quelque part entre Blade Runner et La servante écarlate, Winters nous entraîne dans cette Amérique contempora­ine où des Afro-Américains en cavale, fuyant les entreprise­s agricoles et les usines sudistes qui les utilisent comme un bétail ouvrier, se voient traqués, sur tout le territoire des USA, par des marshals nantis de tous les pouvoirs de l’État fédéral, mais aussi aidés à se réfugier au Canada — et plus précisémen­t à Côte-Saint-Luc, surnommée « Little America », sur l’île de Montréal ! — par un réseau clandestin, l’Undergroun­d Airlines.

Cette histoire parallèle a, entre autres, pour effet de renverser une certaine dichotomie «Nord industrial­isé riche et progressis­te versus Sud rural pauvre et vaincu». Car dans le roman de Winters, les États du Hard Four jouissent d’une relative prospérité et d’une balance commercial­e positive fondées sur quelques industries florissant­es, dont le textile : pas besoin, en effet, d’importer des vêtements assemblés par des enfants au Pakistan, ou par des prisonnier­s politiques de la Chine ou de la Corée du Nord, quand on peut compter sur sa propre main-d’oeuvre servile pour faire tourner les manufactur­es! Make America great again…

Quant au Nord, où existent des lois pour interdire l’importatio­n de produits fabriqués par des esclaves, il se voit incapable de rivaliser avec le quatuor de dragons incubé sur son flanc sud tel un kyste historique.

Avant de décider que la prémisse paraît un peu grosse, songeons que les États-Unis d’Amérique pourraient bien ne pas avoir été prédestiné­s à abolir l’esclavage. Le président passé à l’histoire pour cet accompliss­ement serait, en fait, loin d’avoir été le plus chaud partisan d’une telle mesure dans son propre cabinet, et on doit au regretté Gore Vidal d’avoir apporté quelques instructiv­es retouches à la statue du Père de l’Abolition dans son fastueux Lincoln, recensé dans le cadre de cette chronique («Quand la force fait l’union», 26 février 2011). À la source de son uchronie, Winters n’a rien inventé. Le compromis historique qu’il actualise par la fiction s’inspire d’une formule qui fut bel et bien soumise au gouverneme­nt par un sénateur du Kentucky. Enfin, rappelons-nous que l’apartheid a existé en tant que régime politique officiel d’une nation civilisée jusqu’au seuil du troisième millénaire.

Le narrateur-héros du roman est un chasseur d’âmes du nom de Victor. Un «travailleu­r affilié» (esclave afro-américain) qui espère racheter sa liberté en collaboran­t avec la police pour traquer les esclaves fugitifs et infiltrer l’Undergroun­d Airlines. Un traître. Lorsqu’un contrat le lance sur les traces d’un nouveau gibier humain dont la piste semble remonter jusqu’au coeur ténébreux des plus inavouable­s secrets du système esclavagis­te, on le suit d’abord avec intérêt, et bientôt on est captivé. Dans ses meilleurs moments, ce bouquin, par ailleurs non exempt de longueurs, se lit comme un haletant thriller.

Je l’avais presque terminé lorsque, en allant lire par inadvertan­ce quelques lignes de la postface, j’ai découvert que son auteur était blanc.

Changement de peau. Un double jeu de plus… Je était l’autre. Et moi, pouvais-je renoncer rétrospect­ivement à mon plaisir de lecture ? Il m’avait bien eu. Quand l’histoire est bonne, quel lecteur ne souhaite pas être manipulé ?

Aux États-Unis, la parution d’Undergroun­d Airlines (Éditions ActuSF, 2018, traduit de l’américain par Éric Holstein) a été entachée par l’inévitable controvers­e raciale. Or ce livre, avec sa novlangue trop familière (les TA: «travailleu­rs affiliés») et les terrifiant­es perspectiv­es technologi­ques qu’ouvre son dénouement, me semble porter la réflexion sur l’esclavage au-delà même de la question noire, jusqu’à l’ultime déshumanis­ation du travail comme idéal capitalist­e.

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