Le Devoir

Au-delà de SNC-Lavalin

- MANON CORNELLIER

La tempête entourant les allégation­s d’une possible ingérence politique dans la poursuite contre SNC-Lavalin a accru l’intérêt pour un autre dossier judiciaire qui fait actuelleme­nt son chemin devant les tribunaux. La poursuite contre le viceamiral Mark Norman, accusé d’abus de confiance, a peu attiré l’attention au Québec, mais suscite un intérêt renouvelé dans le reste du pays. De quoi inquiéter les libéraux.

Cette histoire tortueuse, dont voici seulement un aperçu, commence en 2015. La marine canadienne est confrontée à un problème. Le gouverneme­nt a commandé de nouveaux vaisseaux afin de remplacer sa flotte vieillissa­nte, mais il faudra des années avant de les voir amarrés au port, y compris les deux navires de ravitaille­ment dont les forces navales ont rapidement besoin. Sur les conseils du vice-amiral Norman, alors grand patron de la marine et numéro deux de l’état-major, les conservate­urs acceptent d’envisager une solution temporaire, soit la location d’un navire civil transformé en navire ravitaille­ur. Le chantier naval Davie est en lice avec son projet Astérix.

Pour accélérer les choses à la veille des élections de 2015, les conservate­urs modifient les règles en matière d’approvisio­nnement afin de conclure un marché de gré à gré avec Davie. Celui-ci devra toutefois être scellé par le gouverneme­nt suivant. Élus, les libéraux hésitent et veulent revoir l’entente avant de la signer. Le concurrent de la Davie, la compagnie Irving, profite de l’élection de ce nouveau gouverneme­nt pour revenir à la charge avec sa propre solution, un message qu’aurait relayé le ministre néo-écossais Scott Brison. Inquiet, Mark Norman aurait avisé la Davie du retard.

Le hic est que l’informatio­n émanait d’un comité du cabinet et qu’elle a fini par se retrouver dans les médias, mettant les libéraux dans l’embarras. L’entente avec la Davie ira finalement de l’avant, mais le Bureau du Conseil privé (BCP), le ministère du premier ministre en quelque sorte, portera plainte à la GRC pour fuite portant atteinte au secret du cabinet.

Le vice-amiral est l’objet de soupçons et est suspendu de ses fonctions en janvier 2017 sans savoir ce qu’on lui reproche vraiment. Il ne fera l’objet d’une accusation d’abus de confiance que 14 mois plus tard, soit le 9 mars 2018.

Depuis, une véritable guérilla juridique oppose M. Norman à la Couronne et au gouverneme­nt. Les avocats du vice-amiral veulent avoir accès à des documents du cabinet et à des notes sur les échanges entre le bureau du premier ministre, le BCP et la Couronne. Ils sont persuadés d’y trouver la preuve de l’innocence du militaire. Le BCP et le ministère de la Justice rechignent, les requêtes se succèdent. L’automne dernier, une masse de documents a été remise à la Cour, sous scellés, afin qu’un juge détermine ce qui devrait être partagé avec la défense. La semaine dernière, ce sont les notes sur les échanges entre le Directeur des poursuites pénales (DPP) et le BCP qui se sont retrouvées sous la loupe. Et qui ont causé des remous.

À leur lecture, la juge de la Cour de justice de l’Ontario Heather PerkinsMcV­ey n’a pu réprimer un commentair­e allant dans le sens des accusation­s d’ingérence politique de la défense. « Voilà pour l’indépendan­ce du DPP », a lancé la juge en lisant un courriel du DPP expliquant que certains passages étaient caviardés parce qu’ils portaient sur la « stratégie du procès ».

Signe qu’elle a senti la soupe chaude, la directrice des poursuites pénales, Kathleen Roussel, la même qui refuse de négocier une entente avec SNC-Lavalin, a fait une déclaratio­n dès le lendemain pour expliquer que les discussion­s portaient sur l’identifica­tion d’un témoin pouvant expliquer les règles entourant le secret du cabinet. Elle a ajouté qu’elle avait « entièremen­t confiance » en ses procureurs pour qu’ils « exercent leur pouvoir discrétion­naire en toute indépendan­ce et à l’abri de toute considérat­ion politique ou partisane ».

Le procès doit commencer en août prochain, à la veille des élections, et durer quelques semaines. Le gratin militaire, bureaucrat­ique et politique figure sur la liste de témoins potentiels : les anciens ministres Scott Brison et Peter MacKay, le greffier du Conseil privé, le patron d’Irving et ainsi de suite. Voilà la recette parfaite pour un procès médiatisé et dommageabl­e pour les libéraux. À moins que les avocats de M. Norman n’obtiennent d’ici là l’abandon de l’accusation, ce qu’ils comptent demander en mars.

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