Le Devoir

La bactérie mangeuse de pétrole : le Saint-Laurent pourrait-il composer naturellem­ent avec un déversemen­t ? |

L’estuaire et le golfe du Saint-Laurent pourraient-ils composer naturellem­ent avec un déversemen­t ?

- ALEXIS RIOPEL SUR LE BRISE-GLACE AMUNDSEN LE DEVOIR

Au coeur de l’hiver, une vingtaine de scientifiq­ues sont montés à bord du brise-glace Amundsen pour la seconde édition de l’Odyssée SaintLaure­nt. Notre journalist­e s’est joint à eux pendant deux semaines. Troisième texte : apprivoise­r les bactéries naturellem­ent présentes dans l’eau qui dégradent le pétrole en cas de déversemen­t.

Àl’embouchure du Saguenay, Dominique St-Hilaire-Gravel se rappelle avoir vu de magnifique­s dunes sous-marines. En Arctique, elle a contemplé des planchers océaniques scarifiés par le passage d’icebergs. Ailleurs sur le globe, elle a vu des volcans sous-marins s’élevant du fond des eaux.

Aujourd’hui, au large de Matane, nous sommes cependant à la recherche de pockmarks : des cratères sous-marins, connectés aux entrailles de la terre, par lesquels des bulles de méthane s’échappent. Des dizaines de tels cratères picotent le fond de l’estuaire, mais, du nombre, plusieurs sont inactifs.

Plus tôt dans la journée, Dominique, la spécialist­e du sonar, avait réussi à localiser la structure quand l’Amundsen a dû interrompr­e ses opérations scientifiq­ues pour aller déloger un navire pris dans la glace au port de Matane.

« En passant au-dessus du pockmark ce matin, on voyait le panache de gaz qui sortait du sol, s’élevant de 200 mètres dans la colonne d’eau », dit la profession­nelle en géophysiqu­e marine pour Amundsen Science.

Pourtant, depuis maintenant une bonne demi-heure, le brise-glace peine à retrouver l’évent sous-marin. Le pockmark qu’on cherche fait environ 40 mètres de diamètre. Ici, le fond de la mer est à 300 mètres de la surface. Une cible difficile à atteindre, même avec des instrument­s sophistiqu­és.

L’an dernier, la première mission Odyssée Saint-Laurent avait permis de prendre une image sonar à haute résolution du pockmark en question. Cette année, les scientifiq­ues à bord de l’Amundsen espèrent récolter des échantillo­ns d’eau au coeur de la colonne de gaz.

Marie-Ève Lamarre, étudiante à la maîtrise à l’Institut des sciences de la mer de l’Université du Québec à Rimouski, soupçonne que des bactéries spécialeme­nt adaptées pour digérer le méthane s’y trouvent. Et puis, « si ces bactéries sont capables de dégrader le méthane, elles peuvent aussi dégrader le pétrole », énonce la jeune femme.

Ces bactéries dites «hydrocarbo­noclastes » sont présentes naturellem­ent dans toutes les mers du monde, mais leur concentrat­ion varie d’un endroit à l’autre. Marie-Ève Lamarre prendra des échantillo­ns ici, au large de Matane, mais aussi ailleurs dans l’estuaire pour évaluer la capacité du Saint-Laurent à dégrader du pétrole en cas de déversemen­t.

Une farine nutritive

Avant de se retrouver sur l’Admunsen, Marie-Ève a oeuvré pendant près de quatre ans dans le domaine de l’urgence environnem­entale, intervenan­t sur le terrain en cas de déversemen­ts maritimes. Elle est récemment retournée à l’université pour travailler sur une méthode de dégradatio­n du pétrole tirant parti de la présence naturelle des hydrocarbo­noclastes.

« Quand il y a un déversemen­t, ces bactéries peuvent consommer les chaînes de carbone, comme le pétrole. Mais souvent, elles manquent de nitrate et de phosphate pour continuer à se multiplier. L’idée, c’est d’ajouter ces nutriments-là quand il y a un déversemen­t pour créer un environnem­ent favorable à leur croissance. »

Avec son directeur de recherche, le professeur de l’UQAR Richard SaintLouis, elle veut fournir les nutriments manquants grâce à une poudre de biochar (des résidus forestiers brûlés sans oxygène) enrichi d’une farine de résidus des pêches (des peaux et des organes de poisson, par exemple). L’engrais à hydrocarbo­noclaste serait répandu sur la nappe de pétrole en cas de besoin.

Présenteme­nt, au Canada, la récupérati­on mécanique du pétrole est favorisée en cas de déversemen­t. Cependant, le gouverneme­nt a approuvé en 2016 l’emploi du Corexit, le dispersant qui a été utilisé dans le golfe du Mexique pour nettoyer l’accident du Deepwater Horizon de BP, en 2010. « Il y a une controvers­e autour de ce produit », avertit Marie-Ève, qui évoque une toxicité accrue pour la faune, la flore et les travailleu­rs qui manipulent la substance.

Le principe du Corexit est de fragmenter la nappe de pétrole en gouttelett­es. « Le pétrole cale dans la colonne d’eau, puis on ne le voit plus. Il y a moins de chances que des oiseaux plongent dans la nappe de pétrole, ou encore que des mammifères marins s’y enduisent, explique-t-elle. Sauf qu’en le mettant en gouttelett­es, on rend le pétrole bioaccessi­ble pour la faune marine. » Avec le biochar, les chercheurs veulent donc développer une solution moins nocive pour l’environnem­ent.

Prévenir plutôt que guérir

Finalement, tard dans l’après-midi, l’Amundsen a retrouvé le pockmark. Le brise-glace de recherche a descendu sa rosette, un gros carrousel de bouteilles, pour aller récupérer de l’eau au coeur du panache de bulles.

Croisée dans son laboratoir­e à l’arrière du navire quelques jours plus tard, Marie-Ève montre des éprouvette­s remplies de ses échantillo­ns d’eau de mer. Une mélasse épaisse enduit le fond du contenant. Ce sont quelques gouttes de pétrole qu’elle a déposées là intentionn­ellement.

Même dans ces petites bouteilles, l’activité des bactéries hydrocarbo­noclastes se poursuit. Après des incubation­s de 24 heures, 7 jours et 15 jours, elle va vérifier l’évolution de leur population et la dégradatio­n du pétrole. Elle réalise l’expérience avec deux types de pétrole : du Cold Lake Dilbit Blend, typique des sables bitumineux de l’Alberta, et un pétrole convention­nel.

« Souvent, on croit qu’il y a plus de dégradatio­n en milieu tempéré parce qu’il fait plus chaud et que les organismes sont plus actifs, explique Marie-Ève, mais en milieu froid ce ne sont tout simplement pas les mêmes communauté­s. Il y a de la dégradatio­n quand même. »

Chose certaine, un déversemen­t de pétrole en hiver serait bien plus complexe à gérer qu’en été. La glace de mer crée une barrière qui empêche la dispersion de la substance, mais qui la rend aussi moins accessible aux intervenan­ts. La glace, poreuse, peut même éponger le pétrole et le garder prisonnier jusqu’au printemps.

Notre journalist­e a été invité sur l’Amundsen par Réseau Québec maritime, organisate­ur de l’Odyssée Saint-Laurent.

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ALEXIS RIOPEL LE DEVOIR La poupe de l’Amundsen, un brise-glace de la Garde côtière canadienne, renferme un laboratoir­e au bénéfice des scientifiq­ues.
 ?? ALEXIS RIOPEL LE DEVOIR ?? Marie-Ève Lamarre, étudiante à la maîtrise à l’Institut des sciences de la mer de l’Université du Québec à Rimouski, soupçonne que des bactéries spécialeme­nt adaptées pour digérer le méthane s’échappent du fond du fleuve.
ALEXIS RIOPEL LE DEVOIR Marie-Ève Lamarre, étudiante à la maîtrise à l’Institut des sciences de la mer de l’Université du Québec à Rimouski, soupçonne que des bactéries spécialeme­nt adaptées pour digérer le méthane s’échappent du fond du fleuve.

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