Le Devoir

Abus par stylo voyeur

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L’infraction de voyeurisme a été ajoutée au Code criminel en 2005. Elle interdit d’observer ou de filmer secrètemen­t une personne se trouvant dans une situation où elle a une attente raisonnabl­e de vie privée. Dans une décision rendue jeudi, la Cour suprême du Canada a explicité la portée de cette infraction de même que les critères permettant de déterminer si une personne se trouve dans des circonstan­ces où elle peut raisonnabl­ement s’attendre à ce que sa vie privée soit respectée.

La vie quotidienn­e regorgeant de dispositif­s capables d’enregistre­r des images, il est rassurant que la Cour clarifie les principes balisant le droit de faire usage de ces outils à fort potentiel intrusif.

L’infraction de voyeurisme

Selon l’article 162 du Code criminel, une personne peut être condamnée si la preuve a été faite hors de tout doute raisonnabl­e de tous les éléments qui constituen­t l’infraction de voyeurisme. L’infraction comporte trois éléments : (1) l’observatio­n ou l’enregistre­ment se fait clandestin­ement, (2) la personne observée se trouve dans une situation où elle a une attente raisonnabl­e de protection de la vie privée et (3) le but de la captation ou de l’enregistre­ment est à caractère sexuel.

L’accusé Ryan Jarvis est professeur dans une école secondaire de London, en Ontario. Il s’est servi d’une caméra dissimulée dans un stylo pour filmer des élèves de sexe féminin s’adonnant à des activités scolaires courantes. Les images ont été prises dans les salles de classe et des zones communes de l’école. La plupart des vidéos mettaient à l’avantplan le visage et le haut du corps des élèves, surtout leur poitrine. Les élèves ne savaient pas qu’elles étaient filmées. Les vidéos étaient de grande qualité et pouvaient être téléchargé­es sur un ordinateur.

Au procès, le juge de première instance n’a pas été convaincu hors de tout doute que Jarvis avait produit les enregistre­ments dans un but sexuel. En Cour d’appel, les juges majoritair­es ont conclu que la preuve montrait hors de tout doute que Jarvis avait produit les vidéos dans un but sexuel. Il restait à la Cour suprême à déterminer s’il s’agissait de situations dans lesquelles les élèves s’attendaien­t raisonnabl­ement au respect de leur vie privée. La question se posait, car les captations avaient eu lieu dans les espaces publics de l’école.

L’attente raisonnabl­e de vie privée

À l’unanimité, la Cour suprême juge que Jarvis doit être déclaré coupable. Les élèves ne s’attendaien­t pas à être filmées par la caméra dissimulée dans le stylo du professeur. Les juges majoritair­es écrivent que, pour décider si quelqu’un peut raisonnabl­ement s’attendre au respect de sa vie privée, il faut examiner l’ensemble de la situation. Parmi les facteurs à prendre en compte, il y a le lieu de l’observatio­n ou de l’enregistre­ment, la manière dont le tout a été réalisé et l’existence de règles ou de politiques en place. Il faut aussi considérer la question de savoir si la personne observait ou enregistra­it. Un enregistre­ment peut révéler plus de détails, il est permanent et peut facilement être visionné, modifié et diffusé. La relation entre les personnes impliquées est aussi un facteur à examiner.

Les juges reconnaiss­ent « qu’on s’attend à être filmé par des caméras de surveillan­ce dans certains lieux, à figurer accessoire­ment en arrière-plan sur des photograph­ies ou des vidéos d’autres personnes, dans le cadre d’un paysage urbain ou sur la scène d’un reportage ». Ils ajoutent que, dans le contexte scolaire, un élève devrait s’attendre à être filmé accessoire­ment en arrière-plan de la vidéo d’un autre élève, à être photograph­ié pour l’album scolaire de l’année dans une salle de classe ou à faire l’objet d’enregistre­ments vidéo des parents de camarades de classe pendant qu’ils participen­t, par exemple, à un match de rugby. Par contre, de préciser le juge en chef : « Une élève qui fréquente une école, marche dans un couloir de l’établissem­ent scolaire ou parle à son enseignant ne s’attend certaineme­nt pas à être ciblée par ce dernier et à faire l’objet d’un enregistre­ment secret de plusieurs minutes ou d’une série d’enregistre­ments mettant à l’avant-plan son corps. »

Cette décision éclaire sur les limites à respecter lorsqu’on fait usage d’appareils capables d’enregistre­r et de traiter des images à l’insu des individus. Il faut être attentif au contexte et évaluer s’il justifie qu’une personne estime qu’elle a une attente légitime que les autres respectent sa vie privée. Il ne suffit pas de se demander si les lieux sont privés ou publics. La prise d’images dans les lieux publics demeure en principe permise. Mais la faculté d’y enregistre­r clandestin­ement des images pouvant concerner des situations relatives à l’intimité des personnes, même dans des espaces publics, est limitée par l’obligation de respecter le droit à la vie privée des personnes. À plus forte raison si les informatio­ns recueillie­s ont une dimension sexuelle.

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