Le Devoir

Comment « aider» Haïti aujourd’hui ?

- Louis Favreau Lucie Fréchette Professeur­s émérites, CRDC (UQO), et coauteurs de Solidarité internatio­nale. Écologie, économie et finance solidaire, PUQ (à paraître fin février)

Il faut aller au-delà des seules réponses dictées par la nouvelle crise humanitair­e en cours en sachant fort bien qu’il n’est pas évident qu’Haïti pourra s’en sortir. Il n’est pas certain que le type d’aide internatio­nale que ce pays reçoit lui soit vraiment utile. Bien des gens en doutent et certains ont démissionn­é.

Trois constats s’imposent : premièreme­nt, le pays n’a eu la tête hors de l’eau que grâce à la coopératio­n internatio­nale ; deuxièmeme­nt, le pays ne s’appartient pas, car 90 % de son financemen­t provient de l’extérieur ; troisièmem­ent, dans le pays des Amériques le plus mis à mal par des catastroph­es naturelles récurrente­s et des épisodes politiques particuliè­rement difficiles, les projets de sortie de crise et de développem­ent se construise­nt sur le temps long.

Or la tragique disproport­ion entre les ressources financière­s et humaines consacrées à des secours d’urgence et celles consacrées au développem­ent durable des communauté­s est désastreus­e. C’est comme si le pays était condamné à réparer ses dégâts en allant d’un secours d’urgence à l’autre. Cependant, un certain nombre d’organisati­ons répondent qu’il existe bel et bien des interventi­ons de plus longue portée, celles qui appuient l’action collective de communauté­s travaillan­t à se doter d’organisati­ons inscrites ellesmêmes dans la durée: des coopérativ­es, des fédération­s paysannes, des mutuelles d’épargne et de crédit, des associatio­ns de femmes, etc.

Cette partie de l’aide internatio­nale du Québec transformé­e en solidarité avec des organisati­ons haïtiennes existe depuis un bon moment, mais elle est trop faible de moyens et trop investie

La disproport­ion entre les ressources consacrées à des secours d’urgence et celles consacrées au développem­ent durable des communauté­s est désastreus­e

dans de petits projets fortement ancrés dans le seul développem­ent social. Elle n’a pas encore les moyens de ses ambitions et accuse un certain retard par rapport à ses homologues européens. Un nouveau scénario est en constructi­on, celui de miser sur des économies de proximité et une finance sociale fondée sur une épargne solidaire. Adossée au seul financemen­t public (ou presque) pendant plusieurs décennies, cette coopératio­n a subi un choc majeur sous la gouverne des conservate­urs au début de la présente décennie. Cette coopératio­n de proximité a été forcée de se redéployer autrement tant sur le plan de son autonomie financière que dans ses priorités d’interventi­on. Le scénario qui suit pourrait être mis à profit en Haïti.

La plupart des experts s’entendent pour dire que l’agricultur­e familiale de ce pays est un maillon stratégiqu­e. Cependant, ses communauté­s rurales sont privées d’activités agricoles suffisamme­nt génératric­es de revenus, d’accès à l’électricit­é à des prix raisonnabl­es, de petites infrastruc­tures économique­s locales, d’accès à l’eau potable, etc., permettant de faire face à l’insécurité alimentair­e et au changement climatique qui lui est associé. La mise à contributi­on d’une finance solidaire à la bonne hauteur et d’assises économique­s locales adossées à un plan d’action pour une transition sociale et écologique font partie de l’équation d’avenir.

Finance solidaire

Plutôt que de miser uniquement sur le financemen­t public, cette solidarité du Québec avec Haïti et d’autres pays du Sud est en train de se donner des outils financiers collectifs semblables à ceux que plusieurs mouvements sociaux d’ici se sont donnés au cours de leur histoire : fonds de travailleu­rs à l’initiative des syndicats ; coopérativ­es d’épargne et de crédit et fonds destinés au développem­ent des régions. Bref, une économie non capitalist­e de marché, cheville ouvrière d’un développem­ent économique lancé par les communauté­s elles-mêmes.

Début 2019, l’AQOCI ainsi que les fonds de travailleu­rs ont pris une décision hors de l’ordinaire en mettant en oeuvre un projet de Fonds québécois d’investisse­ment solidaire consacré aux économies de proximité au Sud fondé sur des épargnes d’organisati­ons québécoise­s. Ce fonds permettra notamment de soutenir des systèmes de prêts rotatifs en agricultur­e ; des prêts et garanties de prêts à des PME tels des ateliers de production de panneaux solaires pour l’électrific­ation des villages, la commercial­isation collective de produits agricoles et des coopérativ­es de collecte des déchets.

Développem­ent et écologie

Depuis la COP21, le développem­ent économique, la question sociale et le défi écologique se télescopen­t dans une crise ouverte en 2007. Or Haïti est une des sociétés les plus vulnérable­s du monde à cet égard et sa variable écologique est le principal marqueur de sa situation.

Dans la foulée, la solidarité Nord-Sud du Québec est amenée à se diriger vers le développem­ent d’une économie faite de filières plus écologique­s — énergies renouvelab­les, agricultur­e écologique­ment intensive, aménagemen­t durable des forêts. Dans le combat contre la pauvreté, tel qu’il est mené par les institutio­ns internatio­nales en Haïti, apparaisse­nt aujourd’hui […] de bien maigres solutions. Dans ce pays, l’aide humanitair­e occupe beaucoup trop la première place. Elle ne panse que les dégâts. Une solidarité adossée au développem­ent d’économies de proximité est une autre manière de faire désormais inscrite à l’agenda québécois. Une solidarité économique favorisant la sécurité alimentair­e, l’accès au crédit, la lutte contre la précarité énergétiqu­e. C’est un choix politique : notre coopératio­n avec Haïti sera-t-elle encore et surtout celle de pompiers de service ou plutôt celle d’architecte­s du développem­ent ?

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