Offensive française pour les éditeurs québécois
Plusieurs maisons d’édition d’ici investissent le marché français avec leur propre catalogue et leur propre signature
Ça fait dix ans qu’on se fait dire de part et d’autre, par nos auteurs et par les libraires en Europe francophone, qu’on devrait faire le saut chez un diffuseur-distributeur à grande échelle et, comme il y a une bonne conjoncture en ce qui concerne l’intérêt pour la » littérature féministe, c’était le moment ou jamais d’essayer ANNE MIGNER-LAURIN
En amont du plus récent Salon du livre de Montréal, le libraire David Cantin, de la Coop Zone à Québec, était invité par l’Association nationale des éditeurs de livres (ANEL) à présenter à une délégation de collègues français ce que la littérature québécoise actuelle a de mieux à offrir. « Et tout ce dont on me parlait, c’est encore d’Anne Hébert ! C’est contre ça qu’on se bat et c’est un peu absurde ! »
Une méconnaissance que pourraient bientôt rompre quelques maisons d’édition québécoises. Si le roman d’ici essaime parfois en France grâce à des livres réédités par des maisons parisiennes qui en achètent les droits, c’est sous leur couverture d’origine que se présentent dans les librairies de l’Europe francophone, depuis le 7 février, certains titres des Éditions du remueménage et du Quartanier. Mémoire d’encrier et La Peuplade y sont pour leur part déjà présents, respectivement depuis juillet 2017 et mars 2018.
La petite structure de Distribution du Nouveau Monde, qui distribue la vaste majorité des catalogues de maisons d’édition québécoises de fiction et de poésie, dont les livres sont disponibles en Europe francophone, n’assure qu’une présence minimale sur ce marché (aucune mise à l’office). En clair : un client peut commander un recueil de nouvelles paru chez Triptyque ou au Marchand de feuilles dans sa librairie de quartier de Marseille, mais ne le découvrira pas sur les tablettes.
« Ça fait dix ans qu’on se fait dire de part et d’autre, par nos auteurs et par les libraires en Europe francophone, qu’on devrait faire le saut chez un diffuseur-distributeur à grande échelle et, comme il y a une bonne conjoncture en ce qui concerne l’intérêt pour la littérature féministe, c’était le moment ou jamais d’essayer », explique Anne Migner-Laurin, éditrice chez Remue-ménage, dont cinq titres se trouvent déjà sur les rayons français, grâce à Hobo Diffusion, pour une quinzaine d’ici mai.
Selon Éric de Larochellière, directeur général du Quartanier, 175 librairies françaises, suisses et belges avaient commandé des titres de la maison en 2017, par l’entremise de Distribution du Nouveau Monde, preuve indéniable d’un réel intérêt des lecteurs européens. Harmonia Mundi assure désormais la diffusion et la distribution de leur catalogue.
Finie donc la vente de droits, qui avait par exemple permis à L’année la plus longue, de Daniel Grenier, de paraître chez Flammarion en 2016, un an après son lancement au Quartanier ?
« Continuer à vendre des droits revenait à amputer notre catalogue de certains titres à fort potentiel de vente — dans certains cas ceux-là mêmes qui auraient favorisé notre implantation », répond par courriel M. de Larochellière, avant d’énumérer quelques-uns des multiples points d’interrogation qui accompagnent ce traditionnel modus operandi (l’éditeur français défendra-t-il bien le livre ? Acquerra-t-il le suivant du même auteur ?, etc.).
Des risques qui peuvent rapporter
« Il y a quelques années, c’était encore très difficile pour un éditeur québécois de trouver un diffuseur et un distributeur français. Il y a une surproduction de livres en France, et même les petits joueurs là-bas ont du mal à signer avec un diffuseur et un distributeur. Il faut que tu prouves que ta maison a quelque chose de viable », souligne la directrice à l’international de Québec Édition et directrice générale adjointe de l’ANEL, Karine Vachon, en évoquant la fructueuse percée française de Lux et d’Écosociété, des maisons essentiellement liées à l’essai, qui auraient néanmoins ouvert la voie à cette récente petite invasion d’éditeurs donnant dans la fiction et la poésie.
« Pour que ça réussisse, il faut s’investir pleinement sur le terrain, poursuit Mme Vachon, il ne suffit pas d’envoyer des livres. L’exportation directe implique plus de risques, mais c’est une stratégie qui rapporte plus que la vente de droits. »
Qui rapporte plus… lorsque le succès est au rendez-vous, et qu’il permet d’éponger les frais nombreux liés à l’embauche de pigistes pour les relations de presse et les relations aux libraires, ainsi que ceux liés à l’envoi de livres par bateau (seule La Peuplade imprime directement en France) et aux essentielles tournées d’écrivains.
Créer des habitudes
En se mesurant au marché européen avec le soutien du Centre de diffusion de l’édition (CDE), une filiale du Groupe Madrigall, La Peuplade entend promouvoir son catalogue québécois, mais aussi son ambitieux catalogue de traductions. « Pour avoir les moyens d’acheter les droits mondiaux pour le français des oeuvres en littérature étrangère qui nous intéressaient, c’était devenu pratiquement impossible de ne pas avoir de structure de diffusion là-bas », confie le cofondateur de la maison saguenéenne Simon Philippe Turcot. « Après, il y a une cohérence qui bénéficie à tout le catalogue entre les littératures du nord (Tove Jansson, Niviaq Korneliussen) qu’on publie en traduction et les auteurs d’ici. »
Selon Aurélie Garreau, de la librairie parisienne Le Monte-en-l’air, le salut de la littérature québécoise en France passe forcément par l’adhésion des lecteurs à l’identité forte et singulière d’une ligne éditoriale. « Avoir un titre québécois disponible de temps en temps chez une maison française qui change la couverture originelle et parfois “rabote la langue” ne permettait pas une implantation sérieuse des livres québécois en France », observe-telle par courriel.
Cet enracinement, compte tenu de la férocité de la concurrence sur le marché français, suppose des « relations bien soignées », dixit Simon Philippe Turcot, et de fréquents séjours sur place. L’éditeur espère que l’arrimage complet de ses programmes — tous les titres québécois de La Peuplade paraîtront simultanément en Europe francophone dès l’automne — générera d’heureuses contaminations, que l’enthousiasme de la presse française inspirera la québécoise, et vice-versa.
Un espoir plus que raisonnable, estime David Cantin. « Les médias, les libraires et les lecteurs français ont toujours soif de sang frais ! »