Le Devoir

« On est en train de faire du Cachemire un grand Gaza »

L’attentat de Pulwama, qui a tué 41 paramilita­ires indiens jeudi, marque un tournant dans l’histoire sanglante de la région

- LAURENCE DEFRANOUX LIBÉRATION

Dans une Inde qui voue au cricket une ferveur quasi religieuse, le symbole révèle l’ampleur de cette nouvelle crise entre les deux voisins : lundi, le grand portrait d’Imran Khan, ancien champion du monde de cricket et premier ministre du Pakistan depuis juillet dernier, qui ornait le restaurant du très chic Cricket Club of India, à Bombay, a été recouvert d’une bâche blanche.

Avec le doublement des taxes sur l’importatio­n des produits pakistanai­s, c’est la première étape des représaill­es menées par l’Inde contre son voisin, depuis l’attentat de Pulwama, jeudi 14 février.

Ce jour-là, un convoi de 78 autocars transporta­nt 3000 paramilita­ires indiens dans la province indienne du Jammu-et-Cachemire a été percuté par une voiture chargée de 335 kilos d’explosifs. L’attaque a fait au moins 41 morts et a été revendiqué­e par le Jaishe-Mohammed (JeM), un groupe terroriste islamiste basé au Pakistan qui compte une cinquantai­ne de combattant­s au Cachemire indien.

Les deux puissances nucléaires se disputent depuis 1947 et la partition de l’Empire britanniqu­e la région himalayenn­e du Cachemire, peuplée en majorité de musulmans. Depuis 1989, la partie indienne, le Jammu-et-Cachemire, est le théâtre d’une guérilla indépendan­tiste, menée avec la bénédictio­n d’Islamabad. Mais l’attentat de Pulwama marque un tournant de trois décennies de conflit.

D’une part par le nombre de victimes et l’émotion générée, mais aussi par le fait que le kamikaze soit un Cachemiri et non un Pakistanai­s. « Les attentatss­uicides à la voiture-bélier sont très rares dans la région, et une telle quantité d’explosifs ne peut pas venir du Pakistan, elle n’aurait jamais pu franchir la Ligne de contrôle [ligne de démarcatio­n très surveillée], explique Christophe Jaffrelot, chercheur au CeriScienc­es Po, à Paris. Si l’on en croit ses parents, le terroriste a rejoint le Jaish-eMohammed il y a un an, poussé dans les bras des terroriste­s par les humiliatio­ns subies de la part les forces de l’ordre indiennes. On est devant une “indianisat­ion” de l’action terroriste. Cela ne dédouane pas le Pakistan qui les forme, mais cela relativise la responsabi­lité des forces étrangères. Et surtout, cela pose la question de la gestion de la zone par le BJP, le parti au pouvoir depuis quatre ans. »

« Impunité chronique »

Depuis le début de la rébellion, le Jammu-et-Cachemire et ses 13 millions d’habitants ont été mis sous surveillan­ce étroite des forces de l’ordre indiennes, au point de devenir la région la plus militarisé­e au monde avec 500 000 à 700 000 soldats présents. Et un enfer pour ses habitants, particuliè­rement les jeunes, considérés comme des terroriste­s en puissance, bien que la région n’abrite « que » 250 à 300 terroriste­s.

En trente ans, le conflit aurait fait 70 000 victimes et un nombre incalculab­le de blessés. Depuis 2014 et l’arrivée au pouvoir du nationalis­te hindou Narendra Modi, qui s’affiche comme l’homme fort de l’Inde, la pression s’est faite plus intense.

En juin dernier, après la publicatio­n d’un rapport des Nations unies, le HautCommis­saire de l’ONU pour les droits de l’homme avait dénoncé « l’impunité chronique pour les violations commises par les forces de sécurité » au Cachemire et « les souffrance­s indicibles de millions de personnes ».

New Delhi, qui s’obstine depuis toujours à refuser toute offre de médiation en arguant d’une « affaire interne », a rejeté le rapport et est resté sourd aux propositio­ns de négociatio­ns du premier ministre Imran Khan. Ce qui explique peut-être le silence de la communauté internatio­nale après l’attaque de Pulwama.

En 2016, la mort d’un leader rebelle de 21 ans, Burhan Wani, suivie de manifestat­ions réprimées dans le sang et de la mort de 145 civils, avait nourri un nouvel esprit de révolte chez les jeunes Cachemiris.

Une colère récupérée par les groupes terroriste­s islamistes pakistanai­s, le JeM et le Lashkar-e-Taiba (LeT), responsabl­e des attentats de Bombay de 2008, qui avaient fait 166 victimes.

« Tous deux sont proches du pouvoir pakistanai­s et des services secrets. Pour un coût modeste, l’armée pakistanai­se obtient un avantage immense à éviter tout rapprochem­ent susceptibl­e d’aboutir à des pourparler­s de paix entre les deux pays. Cela lui permet de maintenir son prestige, de justifier la présence d’une si grande armée qui pèse sur 30 à 40 % du budget du pays, alors que l’économie est dans un état lamentable et le déficit chronique », reprend le chercheur du Ceri.

Côté indien, à quelques semaines des élections générales, l’attaque de Pulwama pourrait être l’occasion de remobilise­r la nation indienne derrière le premier ministre, qui doit faire face au chômage des jeunes et à l’aggravatio­n des inégalités.

Dans un climat favorable à l’islamophob­ie, attisé par des médias et des élus ultranatio­nalistes, une véritable chasse à l’homme a été lancée à travers le pays ce week-end contre les Indiens originaire­s du Cachemire, des marchands ont dû fermer boutique, des jeunes ont été molestés et deux université­s ont annoncé qu’elles n’accueiller­aient plus d’étudiants cachemiris.

« On assiste à une rage incroyable qui alimente la spirale infernale. Les Cachemiris vont se sentir encore moins des citoyens indiens. On est en train de faire du Cachemire un grand Gaza et de créer un problème qui va durer des siècles », conclut Christophe Jaffrelot.

 ?? DIBYANGSHU SARKAR AGENCE FRANCE-PRESSE ?? Des Indiens rendent hommage aux paramilita­ires tués jeudi dernier, alors qu’un convoi de 78 autocars a été percuté par une voiture chargée de 335 kilos d’explosifs.
DIBYANGSHU SARKAR AGENCE FRANCE-PRESSE Des Indiens rendent hommage aux paramilita­ires tués jeudi dernier, alors qu’un convoi de 78 autocars a été percuté par une voiture chargée de 335 kilos d’explosifs.

Newspapers in French

Newspapers from Canada