Le labyrinthe
Le maïs était si haut que, même dressé sur la pointe des pieds, il n’y voyait rien. Le moral du petit était au plus bas. Il était pris dans l’étau des épis. Finirait-il par retrouver son chemin ? Risquerait-il, dans l’intervalle, d’être mangé ? Il s’était jeté dans la gueule du loup, au point que le loup, s’il tombait sur lui, en resterait sûrement bouche bée.
Après un moment à errer, il n’avait rien trouvé qui lui permette d’espérer. En silence, il s’était donc couché en chien de fusil, entre deux rangées de graminées. À moins de deux cents mètres de la maison la plus proche, il s’était perdu et se noyait maintenant dans ses larmes. La nuit monta, très vite.
Chaque année ou presque, à la fin de l’été, au temps des récoltes, on entend des histoires de ce genre. De jeunes enfants insouciants se perdent, ici comme ailleurs, au milieu de champs transformés, à l’heure de leurs peurs, en de terribles labyrinthes.
À La Pocatière, pays d’une des plus vieilles écoles d’agriculture en Amérique du Nord, on a créé depuis quelques années, sous la direction de Luc Pelletier, un immense labyrinthe au beau milieu d’un champ de maïs. Maître d’oeuvre du jeu, sa compagnie, baptisée le Grand labyrinthe Servlinks, utilise plusieurs milliers de mètres carrés de champs pour tailler, au milieu des épis, selon un plan préétabli, quelques kilomètres de dédales que seul un fil d’Ariane peut trouver à déjouer.
Pelletier vient de créer, en ce début d’année, un nouveau type de labyrinthe, celui-ci plus conforme peut-être à la réalité du monde dans lequel nous vivons désormais. Inspiré par la culture de consommation des centres d’achats, il a empilé quelque 13 000 boîtes de carton pour former, au beau milieu d’un espace commercial, un inextricable dédale, l’expression troublante de notre consommation effrénée.
Ce palais de la consommation, avec ses innombrables fausses portes et ses couloirs qui ne débouchent sur rien, enlève tout moyen, au milieu d’un univers tortueux, de distinguer si on progresse ou non. Tant qu’on se trouve en son sein, son centre est pour ainsi dire partout : où qu’on soit, on ne se trouve pas plus avancé.
L’ogre du grand commerce a bon appétit. Il sait faire bombance de nous. Vaincre cet ignoble vorace n’est pas chose aisée. D’ailleurs, cette bête peut-elle encore être dominée ? Comme le Minotaure de la mythologie grecque, la consommation est un reflet éclatant de nos propres passions, l’image en miroir de ce que nous acceptons de sacrifier de nous, pour la plus grande gloire, finalement, de l’accumulation d’emballages de carton dans lesquels nous nous perdons.
Pour parvenir à lui échapper, il faut d’abord trouver à se sortir de son emprise. C’est à cette unique condition qu’on peut espérer saisir ce taureau par les cornes et le terrasser.
Le bonheur serait-il, au contraire, de s’avouer vaincu au coeur du labyrinthe de la consommation ? L’écrivain José Saramago affirmait, dans une entrevue accordée au Devoir il y a longtemps, que l’artifice prend désormais la place de la réalité. Portés par les illusions de la consommation, nous sommes devenus des êtres imaginaires, mais sans grande imagination. « De plus en plus dans le monde, ajoutait-il, le seul endroit propre, illuminé, pacifique et tranquille, c’est le centre commercial. Tout ce qui est agressif est au-dehors, alors qu’à l’intérieur c’est le paradis. J’arrive même à imaginer un monde avec des centres commerciaux éparpillés dans un désert d’immondices, de saletés, d’eau corrompue. C’est la menace. »
Le centre commercial, haut lieu du divertissement immobile, nous permet d’éviter la réalité. Le confort qu’il nous procure dans ses effets de distraction supprime presque l’idée de la mort tant nous sommes en son sein occupés à fuir notre vie. Tant et si bien que même le sens commun ne semble plus suffisant pour arrêter le débordement d’un projet aussi insensé que celui du Royalmount, ce vaste espace commercial qui semble bien vouloir prendre racine au confluent des autoroutes 15 et 40. Lors des présentations préliminaires de ce projet, le promoteur avait avancé, le plus sérieusement du monde, que l’ensemble serait rehaussé par une véritable forêt de plantes vertes en plastique, lesquelles étaient présentées comme plus écologiques, puisqu’elles ne consomment pas d’eau…
Le labyrinthe s’étend. Prenez le cas de ce nouveau complexe portuaire industriel de 400 millions de dollars concocté à Québec. Il menace une espèce de poisson fragile, le bar du Saint-Laurent. Longtemps, comme le montrait un documentaire de Maurice Proulx tourné en 1960, on en fit bonne pêche, le long des rives du fleuve. Réintroduit avec peine dans ces eaux en 2002, ce poisson continue d’être considéré comme « en voie de disparition ». Mais qu’à cela ne tienne : le projet de port, planté exactement dans l’espace où il se reproduit, est tout de même défendu par le gouvernement québécois. Quelque 500 000 conteneurs, emplis de boîtes de carton, doivent transiter par ce site, au nom de l’appétit de consommation effrénée qui nous dévore. Lorsqu’on part du principe que, dans un monde qui ne carbure qu’à la croissance, le futur est forcément supérieur à ce qu’il remplace, un poisson devient rapidement étrange et ridicule.
La vie semble sans cesse ramenée aux dimensions des emballages sous lesquels nous étouffons. Un beau matin, peut-être nous réveillerons-nous comme un enfant perdu et apeuré au beau milieu d’un champ de blé.
Le centre commercial, haut lieu du divertissement immobile, nous permet d’éviter la réalité. Le confort qu’il nous procure dans ses effets de distraction supprime presque l’idée de la mort tant nous sommes en son sein occupés à fuir notre vie.