Le Devoir

L’islam avant l’islamisme

- SYLVIE ST-JACQUES COLLABORAT­RICE LE DEVOIR

Depuis que la jeunesse algérienne a forcé la démission du président Abdelaziz Boutef lika, tous les yeux sont tournés vers l’Algérie, malmenée par des années de violence. La cinéaste Nadia Zouaoui trace un portrait intimiste de son pays d’enfance et de ses déchiremen­ts.

De Montréal à Alger, en passant par Facebook, la cinéaste Nadia Zouaoui pose ces jours-ci sa caméra sur une ère de mégamosqué­es et d’imams radicaux, dans un film qui ouvre une réflexion franche sur l’islam « de tolérance et de paix » de son enfance, qui tend à disparaîtr­e comme peau de chagrin.

Exilée à Montréal à la fin des années 1980, la cinéaste retourne dans son Algérie natale et jette un regard féministe sur les impacts de la « décennie noire » et de la montée de l’intégrisme sur la pratique au quotidien de la religion musulmane.

« J’ai grandi dans une Algérie où l’on encouragea­it l’esprit critique. Mes parents faisaient la prière, mais se montraient aussi critiques face à l’intégrisme : les gens savaient faire la différence. Or, les jeunes génération­s sont élevées dans cet islamisme, écoutent des prêcheurs. Plusieurs pensent que cela détruit notre culture. Tout cela crée beaucoup de problèmes dans les familles : certaines suivent la religion de manière plus conservatr­ice, d’autres moins », réfléchit au téléphone Nadia Zouaoui, de retour du Maroc, où elle a présenté son film L’islam de mon enfance, qui a été reçu avec hostilité. «J’ai été massacrée. On n’a pas aimé qu’une femme fasse un film sur l’islam ! »

Alors que ces jours-ci, des millions d’Algériens protestent pacifiquem­ent pour chasser le statu quo et revendique­nt un avenir meilleur, L’islam de

mon enfance propose un regard à la fois critique et méditatif sur un pays profondéme­nt meurtri par le terrorisme.

Le film de Nadia Zouaoui débute sur des images de Montréal, ville que Nadia Zouaoui décrit comme une « terre de rencontres. » C’est ici qu’elle a échoué, évitant la « décennie noire » qui a décimé 150 000 de ses concitoyen­s. La cinéaste évoque aussi les attentats de la grande mosquée de Québec, en janvier 2017.

« Moi, je suis partie avant la décennie noire. Je sortais de l’université. Pendant les années 1990, de nombreux démocrates et intellectu­els menacés de mort sont arrivés à Montréal, en même temps que plusieurs réfugiés politiques. À cette époque, les Algériens ne se parlaient pas, tout le monde avait peur de tout le monde. C’est à ce moment que j’ai commencé à pratiquer le journalism­e», exprime Nadia Zouaoui, qui dans son film s’attarde sur des images de paysages splendides, des scènes de rassemblem­ents communauta­ires et autres moments émouvants du quotidien algérien, avec comme trame de fond la mémoire d’une guerre civile sanglante qu’il ne faudra jamais oublier.

Tisser des liens

Nadia Zouaoui s’est tournée vers Facebook pour entrer en contact avec les Algériens de diverses génération­s qui donnent vie à son film. À travers son propre réseau, elle a d’abord ouvert des conversati­ons virtuelles avec des jeunes qui sont sortis du salafisme, un père de famille inquiet de voir ses enfants fréquenter une école fortement imprégnée du discours religieux et des intellectu­els préoccupés par la préservati­on du patrimoine algérien.

Pendant son tournage en Algérie, elle a retrouvé ces gens et donné la parole à des intellectu­els, comme Kamel Daoud. Elle s’attarde aussi aux détails culturels, comme le mysticisme des tombeaux de religieux pieux soufi, une tradition orale qui tend à disparaîtr­e au profit d’un islam « moderne » qui annihile la dimension ancestrale de cette confession.

« Je voulais parler de ces villages où la culture kabyle est effacée par la constructi­on de mégamosqué­es. Et j’ai surtout voulu trouver des gens du peuple, qui se battent sur le terrain », partage la cinéaste.

Devoir de mémoire

On sent aussi un grand devoir de mémoire chez cette cinéaste qui n’esquive pas le souvenir de la décennie noire avec plusieurs de ses interlocut­eurs, prompts à partager des souvenirs douloureux de cadavres sur lesquels des bombes étaient posées, de kidnapping­s traumatisa­nts et de la terreur qui s’est infiltrée dans l’esprit des Algériens.

« Les Algériens traînent avec eux une histoire d’horreur », affirme la cinéaste, qui en réunissant plusieurs témoignage­s et éléments d’archives revient sur les carnages qui ont suivi la révolte qui a permis d’arracher le droit aux premières élections libres indépendan­tes.

Nadine Zouaoui évoque le «printemps algérien » de 1989, qui a tourné au cauchemar au moment où un parti religieux qui promettait la justice sociale, le Front islamique du salut, est monté en flèche. Après l’annulation par l’armée du deuxième tour des élections, le pays a été plongé dans une crise profonde, suivie par une longue décennie de violence, la plus meurtrière de l’histoire algérienne postindépe­ndance.

« On vit entre les morts », avance la journalist­e Malika Boussouf, qui évoque comment tous les Algériens de sa génération vivent avec le spectre d’un ami, d’un frère, d’un collègue assassiné. Celle-ci s’élève aussi en défaveur d’un nouveau courant intégriste, qui aspire à effacer les traditions ancestrale­s et promeut une domination patriarcal­e. « C’est nouveau, cette façon de regarder la femme comme un objet sexuel ambulant ! » s’élève Malika Boussouf, qui malgré tout est restée après avoir « tout vécu pour l’Algérie ».

Relents d’obscuranti­sme

La dernière journée de tournage, Nadia Zouaoui s’est rendue dans une petite ville très conservatr­ice à quatre heures d’Alger, où aucune femme ne peut aller dehors sans voile. De jeunes enseignant­s et ingénieurs sortis du salafisme évoquent en arabe leur point de vue sur la laïcité ainsi que leur prise de conscience grâce aux réseaux sociaux, qui les ont exposés à d’autres visions du monde, et le rejet qu’ils subissent de la part de leur famille. « Ce sont de vrais héros qui vivent des menaces. Mais quand des gens comme eux expliquent la laïcité en des mots simples, l’impact pour le peuple est d’autant plus grand. »

Invoquer la mémoire collective algérienne pour déplorer les méfaits de l’intégrisme islamisme, sans verser dans l’islamophob­ie, telle était la tâche de Nadia Zouaoui, qui refuse de s’allier à une quelconque idéologie.

« Des questions lancinante­s sur l’islam me hantent. Pourquoi tant de haine?» narre la cinéaste dans son film, qui, assure-t-elle, «ne prétend rien réparer», mais est plutôt une «quête personnell­e pour essayer de comprendre». «Moi, je ne me situe dans aucune idéologie ; ce qui m’intéresse, c’est la condition humaine. Beaucoup d’idéologues tendent à perdre leur humanisme, et cela me dérange. La justice ne connaît ni religion, ni couleur, ni sexe. Je cherche avant tout à raconter des histoires. »

L’islam de mon enfance

De Nadia Zouaoui. À la Cinémathèq­ue québécoise les lundi 15 avril à18h, mardi 16 avril à20h 30, mercredi 17 avril à19h et jeudi 18 avril à17h.

Les Algériens traînent avec eux » une histoire d’horreur NADIA ZOUAOUI

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RYAD KRAMDI AGENCE FRANCE-PRESSE « J’ai grandi dans une Algérie où l’on encouragea­it l’esprit critique. Mes parents faisaient la prière, mais se montraient aussi critiques face à l’intégrisme : les gens savaient faire la différence », explique la réalisatri­ce.
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COURTOISIE NADIA ZOUAOUI Pour son documentai­re, Nadia Zouaoui voulait « parler de ces villages où la culture kabyle est effacée par la constructi­on de mégamosqué­es » et « trouver des gens du peuple, qui se battent sur le terrain ».
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