Le Devoir

Le jour où l’Occident a perdu l’Iran

Le ton déjà relevé des échanges américano-iraniens s’est encore durci au cours des derniers jours

- Pierre Pahlavi Membre de l’Observatoi­re sur le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord de la Chaire Raoul-Dandurand et professeur au Collège des Forces canadienne­s

Le torchon brûle entre Washington et Téhéran. Aux ÉtatsUnis, la séparation, pour reprendre le titre du film iranien d’Asghar Farhadi, avait déjà été prononcée à l’occasion de la révolution de 1979, dont on célèbre le 40e anniversai­re. Mais les deux parties n’avaient jamais vraiment renoncé à recoller les morceaux. Sous les gouverneme­nts Clinton et Obama, notamment, de timides démarches avaient été entreprise­s pour entamer une réconcilia­tion… sans toutefois aboutir à un véritable réchauffem­ent des relations bilatérale­s.

Les espoirs qu’avait fait naître l’accord sur le nucléaire de juillet 2015 se sont évanouis lorsque le gouverneme­nt Trump a rompu le dialogue entrepris par son prédécesse­ur, en amorçant un rapprochem­ent avec ses adversaire­s israéliens et saoudiens, en « décertifia­nt » l’accord de 2015 avant de l’abroger unilatéral­ement pour réimposer un système de sanctions. Le ton de Washington à l’égard de Téhéran n’a pas cessé depuis de durcir au fur et à mesure que l’on est passé d’un gouverneme­nt américain « populiste » (début 2017) à un gouverneme­nt « conservate­ur » (fin 2017), pour se faire aujourd’hui de plus en plus néoconserv­ateur avec des individus comme Pompeo et Bolton, qui ne cachent ni leur détestatio­n du régime iranien ni leur volonté de s’en débarrasse­r.

Or le ton est monté au cours des derniers jours. En déclarant qu’il soutenait Nétanyahou et la souveraine­té d’Israël sur la partie du Golan syrien occupée par l’État hébreu, Trump a causé l’ire de la République islamique. Mais le point culminant a été atteint avec la décision américaine de placer le Corps des gardiens, l’armée idéologiqu­e du régime iranien, sur la liste noire des organisati­ons terroriste­s. Les autorités américaine­s ont elles-mêmes reconnu que c’était « la première fois » qu’une organisati­on armée « relevant d’un gouverneme­nt étranger » était ainsi visée. Téhéran a aussitôt riposté : elle considère désormais « le régime des États-Unis comme un État parrain du terrorisme » et les forces américaine­s au Moyen-Orient comme des « groupes terroriste­s ». L’escalade est indéniable.

Pendant ce temps, les liens entre la République islamique et les pays membres de l’Union européenne semblaient, jusqu’à très récemment, échapper à cette spirale conflictue­lle. Après l’accord de 2015, Paris, Londres, Berlin et Bruxelles se sont empressés de renouer les liens diplomatiq­ues avec Téhéran tandis qu’Airbus et Total se ruaient vers le pays des mollahs pour y signer de juteux contrats. Même après la décision des États-Unis de se retirer de l’accord de 2015, les chanceller­ies européenne­s se sont montrées rassurante­s, promettant à leurs partenaire­s iraniens un système de paiement alternatif destiné à contourner les nouvelles sanctions américaine­s. Mais la mise sur pied de ce fameux Fonds européen de créances s’est avérée plus complexe que prévu, obérant la survie d’un partenaria­t entre l’Europe et l’Iran (Plan d’action global commun, PAGC).

Puis, graduellem­ent, aux pressions diplomatiq­ues des ÉtatsUnis se sont ajoutés des soupçons d’activités terroriste­s iraniennes en France, au Danemark et aux Pays-Bas et les inquiétude­s que soulève le programme de missiles balistique­s iraniens, libéré des termes de l’accord désormais caduc de 2015.

Les « illusions » et l’Europe

Les mois passent, les leaders iraniens s’impatiente­nt et le navire de la République islamique semble vouloir quitter le quai de l’Union européenne. Dans une récente entrevue accordée à Khamenei.ir, le site officiel du Guide suprême, Javad Zarif, chef de la diplomatie iranienne et artisan du PAGC, affirme que l’Europe est « incapable » de contourner les sanctions américaine­s contre l’Iran et, pour tout dire, n’a jamais vraiment eu les moyens de la faire. Plus encore, celui qui fut l’un des principaux instigateu­rs du rapprochem­ent avec les Européens confie même que l’Iran « ne s’est jamais fait d’illusions ».

Compte tenu de l’intransige­ance américaine, israélienn­e et saoudienne d’un côté et des hésitation­s européenne­s de l’autre, une « troisième voie » s’ouvre pour l’Iran. Le pays pourrait se tourner vers la Chine, la Russie et les pays de l’Organisati­on de coopératio­n de Shanghai avec lesquels il partage des intérêts, des valeurs et des défis communs. Ce que confirme Zarif, affirmant que la République islamique s’oriente résolument vers ces partenaire­s « traditionn­els » autour desquels émerge d’ores et déjà un bloc d’États eurasiatiq­ues et confirmant que c’est désormais la direction de l’avenir pour la politique étrangère du pays. Affranchi et perdu pour longtemps, l’Iran des mollahs s’éloigne sans cesse du « noyau libéral » pour se rapprocher de cette « périphérie réaliste et autoritair­e » qui ressemble de plus en plus à un pôle de puissance alternatif susceptibl­e, dans les années à venir, de contrecarr­er les intérêts occidentau­x.

Compte tenu de l’intransige­ance américaine, israélienn­e et saoudienne d’un côté et des hésitation­s européenne­s de l’autre, une « troisième voie » s’ouvre pour l’Iran. Le pays pourrait se tourner vers la Chine, la Russie et les pays de l’Organisati­on de coopératio­n de Shanghai avec lesquels il partage des intérêts, des valeurs et des défis communs.

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