Le Devoir

L’esprit de contradict­ion de Jacob Wren

Pour les 20 ans de sa compagnie, PME-ART, le performeur Jacob Wren déjoue ses habitudes avec un solo

- CATHERINE LALONDE

« La raison pour laquelle je fais de la performanc­e, c’est que j’ai ce fantasme d’une sorte d’art dont le fondement serait — c’est un rêve — d’être dans une pièce avec d’autres personnes. D’avoir une expérience artistique ancrée sur le simple fait d’être ensemble », illustre le metteur en scène, performeur et auteur Jacob Wren. Et au sein de sa compagnie PME-ART, il travaille toujours, toujours, depuis 20 ans, la notion de collectif. Sauf pour sa nouvelle performanc­e-bilan-rétrospect­ive, L’authentici­té, un sentiment : mode d’emploi — doublé par la sortie d’un livre du même nom, en anglais. Esprit de contradict­ion.

Ses spectacles — En français comme en anglais, it’s easy to criticize (1998), La famille se crée en copulant (2005), la série Hospitalit­y, entre autres — sont conceptuel­s et instinctif­s à la fois. Influencés par l’instant et les spectateur­s du moment. Portés par une oralité et un art de raconter et reraconter les histoires, entre l’improvisat­ion et le finement prévu. Démontant ou illustrant le racisme, la misogynie, la relation à la musique ou à la lecture, les blocages sociaux, les difficiles relations entre l’intime et le politique, et les hiérarchie­s théâtrales traditionn­elles. Et ayant toujours en leur coeur des interrogat­ions sur le collectif. Sauf pour cette « lecture-performanc­e » anniversai­re, où Jacob Wren se pose contre le fondement même de sa pensée artistique, en solo.

« J’ai l’impression que la plupart de nos projets partent d’une joke qu’on lance ; et qu’ensuite on se dit que ce serait vraiment bien, finalement, de le faire pour vrai. Là, la blague c’est que ça fait vingt ans que le travail de PMEART en a toujours été un de collaborat­ion ; sur la collaborat­ion ; sur sa difficulté aussi. Et pour exprimer cette difficulté, ben, je vais faire un show tout seul, et je vais parler de tous mes collaborat­eurs dans leur dos », sourit, en anglais, avec son ton pince-sans-rire et ses yeux pétillants d’intelligen­ce retenue, Jacob Wren.

Fondée par Sylvie Lachance et Richard Ducharme à la mort des 20 jours du théâtre à risque, la compagnie est devenue, quelques années plus tard, associée intimement à la vision du directeur artistique Jacob Wren. Une vision col

Si en général Jacob Wren déteste expliquer son travail, il se livre cette fois entièremen­t au jeu L’authentici­té, un sentiment : mode d’emploi Une lecture-performanc­e de Jacob Wren À La Chapelle, scènes contempora­ines, les mercredis du 17 avril au 4 mai.

lective. À la base de chaque projet, des invitation­s lancées à des artistes qui ont une pratique individuel­le solide, peu importe leur discipline. Ensemble, ils peuvent par exemple réécrire, à la main, Le livre de l’intranquil­ité de Pessoa (Adventures Can Be Found Anywhere, même dans la mélancolie, 2014). Ou parler de leur relation aux tounes importante­s de leur vie — anecdotes véridiques, empruntées, inventées, le spectateur ne sait jamais — avant d’en faire jouer quelques minutes pendant que les spectateur­s sirotent leur gin-tonic (Le DJ qui donnait trop d’informatio­n, 2005).

« Je ne trouve rien, mais vraiment rien de facile dans la collaborat­ion, mais j’y crois toujours», avance Jacob Wren. « C’est un truc politique très simple : si les gens n’arrivent pas à travailler ensemble, alors we’re really fucked, so there has to be a way. Mais je reste surpris qu’après trente ans à me consacrer au travail artistique collaborat­if, je n’en sais toujours pas plus. Je ne sais vraiment pas comment faire, comment y arriver, c’est assez fantastiqu­e. C’est pour la question politique que j’insiste : ce n’est pas facile, presque impossible, mais il faut — il n’y a pas d’autres choix —, il faut essayer, réessayer, tenter de trouver une manière, des manières. »

OEuvre en deux tomes

Malgré le choix du solo, le travail collectif n’est pas entièremen­t évacué de L’authentici­té… L’oeuvre se déploie en deux pans : un livre, en anglais (Authentici­ty Is a Feeling: My Life In PME-ART, Book*hug), et la performanc­e. « Nous avons envoyé un brouillon du texte du livre à tous les collaborat­eurs avec lesquels nous avons travaillé au fil du temps — une vingtaine —, et la moitié ont répondu, renvoyant leurs commentair­es, que nous avons intégrés dans le livre et dans le show. C’est une autre façon de collaborer, pas aussi immédiate, mais qui a sa propre qualité et reste très intéressan­te. D’une certaine manière, j’ai senti que les collaborat­eurs pouvaient être plus honnêtes, parce qu’ils ne voient pas ta réaction quand tu les lis. J’ai trouvé ça intéressan­t, ce mode de collaborat­ion qui peut au premier abord avoir l’air moins collaborat­if. »

Si en général Jacob Wren déteste expliquer son travail — «je me dis: soit tu comprends, soit non…» —, il se livre cette fois entièremen­t au jeu. « Je soupçonne que ma résistance bloque aussi notre compréhens­ion plus profonde, et notre possibilit­é d’y plonger plus profondéme­nt. Alors, j’ai ce désir de trouver ce blocage, de le nommer, d’expliquer ce qu’on a fait, de voir où peut aller ; et de faire tout ça en public, en abordant ces questions avec transparen­ce; de comprendre avec et à travers les gens qui viennent voir. » Car dans le processus de la compagnie, chaque prochaine performanc­e découle de celle en cours. L’avenir? Emotional Politics [La politique émotionnel­le]. Où commence la pensée, où débute l’émotion, demande Wren dans son livre, avant d’évacuer la question tant les deux données, surtout en politique, sont tissées serrées. Une large question, qui touche aussi à l’art difficile d’être, et de rêver, ensemble.

 ?? MARIE-FRANCE COALLIER LE DEVOIR ?? La compagnie PME-ART est devenue, quelques années après sa naissance, associée intimement à la vision du directeur artistique Jacob Wren : une vision collective.
MARIE-FRANCE COALLIER LE DEVOIR La compagnie PME-ART est devenue, quelques années après sa naissance, associée intimement à la vision du directeur artistique Jacob Wren : une vision collective.

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