Le Devoir

Tasse-toi matante, la chronique de Josée Blanchette

Quand l’âgisme nous rattrape

- JOSÉE BLANCHETTE cherejoblo@ledevoir.com

Normalemen­t, elle aurait dû se taire, avoir honte, aller faire un tour chez son esthéticie­nne, surtout ne pas pleurer (ça froisse le contour de l’oeil) et ravaler sa déception. Ce n’est pas mieux non plus, les risques de traces amères aux commissure­s des lèvres sont bien connus. Danielle Laurin a plutôt pris le taureau par les couilles et décidé de secouer le pommier de l’autre main.

La chroniqueu­se littéraire a appris cet été — de la bouche de celle qui la remplacera­it, ouch ! — qu’elle perdait la chronique qu’elle rédigeait depuis 20 ans dans le magazine Elle Québec. Sa (jeune) responsabl­e n’avait même pas pris la peine de l’avertir. Danielle a répliqué dans un texte d’humeur où elle mentionne le désir de «rajeunir l’image» d’une entreprise rachetée par KO Média (Louis Morissette) au printemps dernier. Soulignons que la chroniqueu­se n’occupe pas un poste à la télé. Et même si c’était le cas…

« Ils ne te doivent rien, même pas le respect», me glisse Danielle, qui n’a pas riposté dans un esprit revanchard, mais constate que l’exercice lui a fait un bien fou. « L’expérience n’est plus reconnue. Comme si la jeunesse était une valeur en soi. Les jeunes ont une valeur marchande, oui. Je suis indignée, mais pas en colère. Par contre, je retiens qu’il faut l’exprimer publiqueme­nt. »

Sur la page Facebook de Danielle Laurin, quelques victimes d’âgisme s’épanchaien­t

L’on reste vaillant tant que l’âge psychologi­que ne coïncide pas avec l’âge biologique et social »

PASCAL BRUCKNER

Ma fin de vie me passionne. Je ne me sens pas du tout vieux sauf quand je me rase et que je me vois dans la glace. »

KEITH RICHARDS

librement. Une infirmière a aussi mentionné qu’elle a pris sa retraite plus tôt, comme tant d’autres poussées vers la sortie après 40 ans ! Autrefois, une femme comme Danielle, 62 ans, aurait plié l’échine. Plus maintenant. Les tiger mamas ne font pas tremper leur partiel dans la camomille la nuit. On n’a qu’à voir Jane Fonda et ses copines badass se faire passer les tie wraps chaque vendredi à Washington pour ensuite passer la nuit en prison.

« Personne ne cède la place aux filles qui font pitié », renchérit mon amie Geneviève, scénariste, écrivaine et quinqua assumée. «Je prédis la victoire à ceux et celles qui répliquent à l’outrage. Si on se bat dans la ruelle, je sors mes bottes à clous. »

Déchues-pas-de-croûtes

Je suis ressortie du dernier film de Xavier Dolan, Matthias et Maxime, plutôt dubitative quant à l’unité évidente de ses personnage­s féminins. La totalité d’entre elles sont soit caractérie­lles, soit hystérique­s, caricatura­les, déchues-pasde-croûtes, obsédées par leurs petits sandwichs fourrés. Zéro inspirante­s ni allumées, ces quinquas « matantifié­es » en fin de parcours sont des candidates à la démence précoce. Elles ont même gardé des valises sans roues (pré-années 1990) au sommet de leur garderobe encombrée.

On ne sait trop si elles ont eu une vie avant d’avoir enfanté de superbes millénaria­ux aux valeurs séduisante­s, valorisées sur Instagram. Et elles ont rangé la valise — symbole de liberté — avec leurs aspiration­s et leur émancipati­on à la naissance de leurs enfants. Elles semblent avoir été abandonnée­s par leur mari. Le fossé génération­nel est creusé à l’excavatric­e dans ce film, et tout le monde s’en retrouve perdant. L’âgisme rampant se nourrit de telles représenta­tions peu nuancées du monde.

Et pourtant… La jeunesse n’est que prêtée, jamais acquise, ni pour très longtemps.

Je dévore le dernier essai de Pascal Bruckner, Une brève éternité, dans lequel le philosophe s’intéresse à ce phénomène relativeme­nt récent de la longévité, tant sur le plan profession­nel que personnel.

Bruckner parle « des » vieillesse­s, de cette nouvelle saison de l’été indien et du refus de se faire reléguer « dans des maisons aux noms fleuris qui sont des mouroirs médicalisé­s ». Il propose de voir cette vieillesse comme le dernier âge de la formation plutôt que comme une voie de garage.

En 2017, le Québec comptait 3,4 millions de personnes âgées de 50 ans et plus (l’âge requis pour souscrire à la FADOQ), sur une population de 8,4 millions. Il faudra bien réaliser que tout cet amas d’expérience, de savoir-faire, de créativité, de sagesse n’est pas le seul fait de prégrabata­ires qui radotent en accordant leurs participes passés lorsqu’ils se remémorent les patriotes.

« Jouer au Vieux galopin ou poser au Sage désabusé, pourvoyeur d’oracles », note Bruckner, on peut faire mieux et cesser de confondre les relents d’adolescenc­e (il parle de quinquados) et le désir de mordre dans la vie au risque d’y perdre une dent. Ce qui fit dire à Voltaire qu’il mourait en détail, ce qui n’est pas faux dans l’ensemble.

Dégagisme sauvage

L’âgisme est le symptôme d’un fléau qui sert une idéologie marchande. Il frappe surtout les tempes grises, comme la foudre s’abat sur un vieux chêne. « C’est le propre et la honte de nos sociétés consuméris­tes, dont les décideurs et les employeurs prétendent jouer — en principe — dans la nouveauté pour ne reproduire au final que du pareil, du conforme, du normé tissé serré, du déjà vu et entendu », écrit sur Facebook mon amie Isabelle, sociologue de formation et prof de science po. Selon elle, le Capital fait vieillir les gens prématurém­ent, « l’espace-temps de ladite jeunesse risque de se réduire de plus en plus à une peau de chagrin ».

Bruckner se réfère aux Anciens pour nous rappeler de vivre chaque jour comme si c’était le dernier et de vivre comme si l’on ne devait jamais s’éteindre. Dans cette dualité périlleuse se trouve une vitalité précieuse, celle de l’éternel débutant, l’apprenti dont le matériau inachevé jaillit de la glaise avec chaque aube.

Le terrain de jeu lénifiant des « garderies » pour vieillards peut être relégué à plus tard ou aux oubliettes. La gériatrie est une science du déclin, « et puisqu’il n’y a plus de modèle de bonne vie après 60 ans, c’est à chacun de la créer ».

Le philosophe français fait d’ailleurs référence au mouvement des gilets jaunes, qu’il qualifie de Mai 68 de retraités « enfin arrachés à leur solitude, à leur vacuité ».

On se souviendra de ce citoyen hollandais de 69 ans qui a porté plainte contre l’État, l’année dernière, pour modifier son état civil parce qu’il se disait victime de discrimina­tion dans sa vie profession­nelle et personnell­e. Bientôt, l’esprit du mouvement LGBTQ2 qui a fait des genres une identité fluide, non binaire, atteindra peut-être celui des génération­s jeunes / vieux.

Rajeunir son image, alors, ne voudra plus rien dire.

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MANDEL NGAN AGENCE FRANCE-PRESSE Arrêtée, comme chaque vendredi depuis un mois, l’actrice et militante Jane Fonda incarne la figure même de la « vieille » indiscipli­née qui refuse les tiroirs naphtaline­s de son âge pour défendre le futur de la planète.
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