Le Devoir

Le droit du plus fort, la parole des autres

- AURÉLIE LANCTÔT

Cette année, le Prix du Gouverneur général dans la catégorie Essai a été décerné à AnneMarie Voisard pour son livre Le droit du plus fort. Dans ce livre remarquabl­e sur tous les plans, Voisard, sociologue du droit — et l’une des (trop) rares femmes à avoir remporté ce prestigieu­x prix dans cette catégorie —, revient sur ce qu’il convient désormais d’appeler « l’affaire Noir Canada », ayant opposé, dès 2008, les Éditions Écosociété aux auteurs de Noir Canada. Pillage, corruption et criminalit­é en Afrique, un ouvrage d’Alain Deneault, William Sacher et Delphine Abadie sur les activités de certaines compagnies minières canadienne­s à l’étranger.

Le droit du plus fort se situe quelque part entre le récit et la théorie critique du droit ; le geste littéraire, remarque Voisard d’entrée de jeu, est ici indissocia­ble de l’analyse théorique. En prenant de front le discours judiciaire, elle tente de (ré)introduire l’expérience sensible dans le droit, et de faire entendre des voix rendues inaudibles par l’acharnemen­t procédural et le formalisme juridique. Une grande réussite, c’est le moins qu’on puisse dire.

On trouve dans ce livre des propos éloquents sur la privatisat­ion de la justice, dont parlait d’ailleurs Pierre Trudel en ces pages il y a quelques jours. Voisard souligne qu’avec la montée en puissance des règlements à l’amiable et des modes dits alternatif­s de règlement des conflits, encouragés au nom d’un meilleur accès à la justice, nous assistons à l’arrachemen­t progressif du droit au politique. En déjudiciar­isant les litiges, souligne Voisard, nous acceptons « d’exclure du périmètre de la délibérati­on démocratiq­ue des enjeux dont le caractère collectif, précisémen­t, est disputé ».

C’est ainsi que, dans l’affaire Noir Canada, un débat nécessaire sur les activités extractive­s des entreprise­s canadienne­s à l’étranger a été réduit à une affaire ne concernant que des parties privées, se querellant sur le caractère diffamatoi­re d’un livre à paraître. Cet épisode est la manifestat­ion d’un phénomène qui s’observe bien plus largement. La judiciaris­ation du débat public procède en fait toujours suivant ce même protocole de privatisat­ion, de codificati­on et de disqualifi­cation de la parole.

Ces dernières années, alors que, justement, de plus en plus de voix jusqu’ici reléguées aux marges accèdent à la parole publique, on crie sans gêne au « retour » de la censure. On s’inquiète cependant bien moins de la multiplica­tion des poursuites pour diffamatio­n qui opposent des forts — qui voient leur réputation comme un bien monnayable et qui ont les moyens de judiciaris­er la critique — à des faibles. Nous n’observons donc pas tant une restrictio­n du champ de la parole qu’une modulation de la liberté d’expression en fonction de la posture que l’on occupe dans l’espace social. À ce titre, non seulement le citoyen se trouve dépourvu, mais l’État perd lui aussi ses moyens face à la toute-puissance de la corporatio­n.

Alors qu’on nous parle de restrictio­n de la liberté, il semble plutôt que le mouvement en soit un d’expansion de la liberté tout court — d’entreprend­re, d’accumuler, de blanchir son nom — du moins pour ceux qui ont le loisir d’instrument­aliser le droit pour servir leurs intérêts. Ce que ressentent les citoyens, en revanche, lorsqu’ils se retrouvent coincés dans les dédales de la procédure judiciaire, est bel et bien de l’ordre de la contrainte, de l’assujettis­sement.

Devant cette vaste entreprise de domination, que peuvent donc le récit, l’essai, la critique ? N’est-ce pas une bien maigre consolatio­n que de n’avoir que la littératur­e pour se venger d’un déni de justice ? On peut difficilem­ent s’en contenter, surtout au vu de la violence contenue dans le récit d’Anne-Marie Voisard.

Il s’agit d’ailleurs d’une autre grande qualité de ce livre : montrer comment le droit, malgré ses délires d’abstractio­n, s’exerce sur des corps, sur des esprits, et les épuise. L’auteure parle en ce sens de la façon dont « le profane » entre en interactio­n avec le discours du droit et voit sa parole toujours disqualifi­ée au prétexte qu’elle n’emploie pas les codes du droit, révélant que les mots du réel n’ont pas leur place dans l’arène du droit, où une part du réel est « frappé[e] d’une cécité qui confine au déni institutio­nnalisé ».

Il y a malgré tout une véritable revanche dans Le droit du plus fort. « L’exagératio­n » judiciaire dont parle l’auteure n’a pas réussi, finalement, à confisquer la parole. Car à travers la littératur­e, quelque chose se fait toujours entendre, quelque chose qui n’emploie ni les mots ni les codes du droit, ré-invitant ce faisant le réel dans cette affaire. L’injustice apparaît alors dans toute sa grossièret­é, révélant le fossé qui s’est creusé entre le droit et la justice. Or raconter après le droit constitue peut-être déjà une forme de réparation.

Non seulement le citoyen se trouve dépourvu, mais l’État perd lui aussi ses moyens face à la toute-puissance de la corporatio­n

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