Le Mur, c’est pas juste dans la tête
Même démoli, disparu et fragmenté, le mur de Berlin occupe toujours les esprits et les écrans
L’Histoire réussira-t-elle à faire mentir le critique d’art allemand Karl Scheffler qui, en 1910, affirmait que « Berlin est une ville à jamais condamnée à devenir sans jamais être » ? L’actrice Marlene Dietrich disait qu’elle y avait toujours une valise, car la ville fut pour elle son lieu de naissance artistique, et pour combien d’autres (Walter Gropius, Bertolt Brecht, Alfred Döblin, Herbert von Karajan) trouvant dans son chaos et ses cicatrices une exceptionnelle source d’inspiration.
Les cinéastes en ont aussi profité (Fritz Lang, Wim Wenders, Rainer Werner Fassbinder, Tom Tykwer), peu importe qu’ils aient ou non connu son monument le plus absurde, et le plus encombrant. Érigé dans la nuit du 12 au 13 août 1961 pour éviter que la République démocratique allemande (RDA) ne se vide de tous ses habitants (trois millions de personnes avaient déjà fui en Allemagne de l’Ouest depuis la Seconde Guerre mondiale, et près de 200 000 seulement en 1960), le mur de Berlin est apparu comme un monstre au coeur de ce qui fut l’ancienne capitale du pays, avant de retrouver son titre en 1990 à la faveur de la réunification.
Certains chiffres donnent le tournis : avant sa démolition, 300 miradors, 14000 gardes et 600 chiens étaient nécessaires pour la surveillance des 155 km d’un mur qui coupait Berlin en deux (43 km), et qui ceinturait la ville (112km), l’isolant du territoire de la RDA et faisant d’elle un îlot capitaliste dans un océan communiste. Et c’était sans compter la présence de 500 000 militaires soviétiques sur le territoire allemand en 1989, l’année où tout cela s’est écroulé.
Les Berlinois ont pioché avec ferveur sur ce mur depuis le jour de sa chute officielle, le 9 novembre 1989, autour de 19 h, à la faveur d’une conférence de presse télévisée, et plutôt improvisée!, où un apparatchik du nom de Günter Schabowski déclare « que les voyages y compris à durée permanente peuvent se faire à tout postefrontière avec la RFA comme vers Berlin-Ouest ». À une question d’un journaliste sur le début de cette politique, il aurait répondu, sans réfléchir : « Immédiatement. » Quelques minutes après, ce fut la ruée…
Lors d’un premier séjour à Berlin en janvier 1990, j’ai pu constater que, malgré le froid, rien n’arrêtait ses habitants pour jeter à terre cette gigantesque aberration qui a aussi divisé des familles, des couples, en plus de semer la mort. Un pied sur une mine, cible mouvante, étouffé dans un tunnel de fortune, ou crucifié par les barbelés : certains ont connu un destin tragique en voulant fuir le régime communiste.
Sauve qui peut (le Mur)
Au fil des années, ce qui n’était d’abord qu’un no man’s land grillagé a pris des proportions délirantes, influencé par l’ingéniosité de ceux et celles qui ont tout risqué pour le franchir, forçant les autorités est-allemandes à revoir sans cesse leurs méthodes de surveillance. On a d’ailleurs un bon aperçu de ces transformations multiples dans Berlin
ou l’art de l’évasion, un documentaire de Jean Bergeron reposant sur deux sources visuelles : les images de Patrice Massenet, un caméraman canadien ayant tourné à Berlin-Ouest en 1987 à l’occasion du 750e anniversaire de la ville, et des reconstitutions de véritables tentatives d’évasion. Cachés dans un coffre de voiture ou une valise, dans un train ou une montgolfière, tous les moyens étaient bons pour prendre le large, quitte à voler le passeport d’un homme dont on serait le sosie, et risquer le tout pour le tout au moment de traverser un check-point.
Le caractère historique de ces images apparaît indéniable, montrant sous toutes ses facettes ce colosse aux pieds d’argile, «rempart antifasciste» siphonnant les finances de la RDA, et sur lequel se collaient les Ouest-Berlinois, jardinant ou faisant du camping, entendant parfois les cris des fugitifs tombant sous les balles… Une vision à la fois bucolique et incongrue, à l’image de cette ville divisée en deux, séparée en quatre (la France, la Grande-Bretagne, les États-Unis et l’URSS avaient leur part du gâteau), parfois coupée du reste du monde, dont en 1948-1949 au moment du blocus soviétique, contourné par l’aviation américaine pour éviter la famine au sein de la population.
La vie mystérieuse d’un héros
Cet épisode tragique a profondément marqué la mère de Catherine VeauxLogeat, et elle en témoigne dans un documentaire très personnel. Entre mer et Mur représente d’abord un fabuleux prétexte pour renouer avec Frank, un oncle marin dont la « fuite » vers l’Ouest et les nombreux voyages autour du monde lui ont conféré un statut de légende. Une légende que la cinéaste, née d’une mère allemande et d’un père français, est déterminée à mettre en lumière, et ce qu’elle va y trouver ne manquera pas de la troubler.
Entre ses racines européennes, principalement allemandes, et son identité québécoise, elle n’a jamais voulu trancher. L’âge et la maturité aidant, la cinéaste a cherché à aller au-delà des récits familiaux, trop souvent enjolivés. Sa connaissance de la langue allemande va favoriser sa démarche en forme d’enquête, réveillant de vieux démons, dont ceux associés à la Stasi, cette police secrète qui employait des milliers de personnes pour espionner des millions de compatriotes ; en fait, tout le monde espionnait tout le monde, y compris, et surtout, les membres de leur propre famille.
Frank, le héros de son enfance, personnage un peu bourru, fut lui aussi victime de ce mur qui lui a volé un amour de jeunesse, en plus de l’éloigner du reste de son clan. Ce clivage ne sera pas comblé après la réunification, comme en témoignent ses retrouvailles tendues avec son frère Bernd, resté à l’Est et réfugié dans le silence lorsque sa nièce le questionne sur sa possible implication dans l’emprisonnement de Frank. Mais ce sont les moments de complicité avec sa mère qui illustrent avec éloquence la difficulté de faire tomber un mur qui a marqué des générations d’Allemands, et qui pour beaucoup est encore « dans la tête ».
Voilà bientôt 30 ans que l’on se moque d’Erich Honecker, président du Conseil d’État de la RDA de 1976 à… octobre 1989, lui qui avait déclaré le 19 janvier de cette année-là : « Le Mur sera encore debout dans 100 ans.» Considérant son emprise dans l’inconscient collectif, et pas seulement celui des Allemands, ainsi que la multiplicité de ses variations récentes aux quatre coins du monde, la prophétie n’était pas si farfelue.
Entre mer et Mur
Documentaire de Catherine Veaux-Logeat. Québec, 2018, 75 min. À la Cinémathèque québécoise à Montréal et au Cinéma Cartier à Québec.
Berlin ou l’art de l’évasion
Documentaire de Jean Bergeron. France/Canada/Allemagne, 2019. Samedi 9 novembre à 22 h 30 à DocHumanité. Ici Radio-Canada Télé.
Érigé dans la nuit du 12 au 13 août 1961 pour éviter que la République démocratique allemande (RDA) ne se vide de tous ses habitants (3 millions de personnes avaient déjà fui en Allemagne de l’Ouest depuis la Seconde Guerre mondiale, et près de 200 000 seulement en 1960), le mur de Berlin est apparu comme un monstre au coeur de ce qui fut l’ancienne capitale du pays