Le Devoir

Le Mur, c’est pas juste dans la tête

Même démoli, disparu et fragmenté, le mur de Berlin occupe toujours les esprits et les écrans

- ANDRÉ LAVOIE COLLABORAT­EUR

L’Histoire réussira-t-elle à faire mentir le critique d’art allemand Karl Scheffler qui, en 1910, affirmait que « Berlin est une ville à jamais condamnée à devenir sans jamais être » ? L’actrice Marlene Dietrich disait qu’elle y avait toujours une valise, car la ville fut pour elle son lieu de naissance artistique, et pour combien d’autres (Walter Gropius, Bertolt Brecht, Alfred Döblin, Herbert von Karajan) trouvant dans son chaos et ses cicatrices une exceptionn­elle source d’inspiratio­n.

Les cinéastes en ont aussi profité (Fritz Lang, Wim Wenders, Rainer Werner Fassbinder, Tom Tykwer), peu importe qu’ils aient ou non connu son monument le plus absurde, et le plus encombrant. Érigé dans la nuit du 12 au 13 août 1961 pour éviter que la République démocratiq­ue allemande (RDA) ne se vide de tous ses habitants (trois millions de personnes avaient déjà fui en Allemagne de l’Ouest depuis la Seconde Guerre mondiale, et près de 200 000 seulement en 1960), le mur de Berlin est apparu comme un monstre au coeur de ce qui fut l’ancienne capitale du pays, avant de retrouver son titre en 1990 à la faveur de la réunificat­ion.

Certains chiffres donnent le tournis : avant sa démolition, 300 miradors, 14000 gardes et 600 chiens étaient nécessaire­s pour la surveillan­ce des 155 km d’un mur qui coupait Berlin en deux (43 km), et qui ceinturait la ville (112km), l’isolant du territoire de la RDA et faisant d’elle un îlot capitalist­e dans un océan communiste. Et c’était sans compter la présence de 500 000 militaires soviétique­s sur le territoire allemand en 1989, l’année où tout cela s’est écroulé.

Les Berlinois ont pioché avec ferveur sur ce mur depuis le jour de sa chute officielle, le 9 novembre 1989, autour de 19 h, à la faveur d’une conférence de presse télévisée, et plutôt improvisée!, où un apparatchi­k du nom de Günter Schabowski déclare « que les voyages y compris à durée permanente peuvent se faire à tout postefront­ière avec la RFA comme vers Berlin-Ouest ». À une question d’un journalist­e sur le début de cette politique, il aurait répondu, sans réfléchir : « Immédiatem­ent. » Quelques minutes après, ce fut la ruée…

Lors d’un premier séjour à Berlin en janvier 1990, j’ai pu constater que, malgré le froid, rien n’arrêtait ses habitants pour jeter à terre cette gigantesqu­e aberration qui a aussi divisé des familles, des couples, en plus de semer la mort. Un pied sur une mine, cible mouvante, étouffé dans un tunnel de fortune, ou crucifié par les barbelés : certains ont connu un destin tragique en voulant fuir le régime communiste.

Sauve qui peut (le Mur)

Au fil des années, ce qui n’était d’abord qu’un no man’s land grillagé a pris des proportion­s délirantes, influencé par l’ingéniosit­é de ceux et celles qui ont tout risqué pour le franchir, forçant les autorités est-allemandes à revoir sans cesse leurs méthodes de surveillan­ce. On a d’ailleurs un bon aperçu de ces transforma­tions multiples dans Berlin

ou l’art de l’évasion, un documentai­re de Jean Bergeron reposant sur deux sources visuelles : les images de Patrice Massenet, un caméraman canadien ayant tourné à Berlin-Ouest en 1987 à l’occasion du 750e anniversai­re de la ville, et des reconstitu­tions de véritables tentatives d’évasion. Cachés dans un coffre de voiture ou une valise, dans un train ou une montgolfiè­re, tous les moyens étaient bons pour prendre le large, quitte à voler le passeport d’un homme dont on serait le sosie, et risquer le tout pour le tout au moment de traverser un check-point.

Le caractère historique de ces images apparaît indéniable, montrant sous toutes ses facettes ce colosse aux pieds d’argile, «rempart antifascis­te» siphonnant les finances de la RDA, et sur lequel se collaient les Ouest-Berlinois, jardinant ou faisant du camping, entendant parfois les cris des fugitifs tombant sous les balles… Une vision à la fois bucolique et incongrue, à l’image de cette ville divisée en deux, séparée en quatre (la France, la Grande-Bretagne, les États-Unis et l’URSS avaient leur part du gâteau), parfois coupée du reste du monde, dont en 1948-1949 au moment du blocus soviétique, contourné par l’aviation américaine pour éviter la famine au sein de la population.

La vie mystérieus­e d’un héros

Cet épisode tragique a profondéme­nt marqué la mère de Catherine VeauxLogea­t, et elle en témoigne dans un documentai­re très personnel. Entre mer et Mur représente d’abord un fabuleux prétexte pour renouer avec Frank, un oncle marin dont la « fuite » vers l’Ouest et les nombreux voyages autour du monde lui ont conféré un statut de légende. Une légende que la cinéaste, née d’une mère allemande et d’un père français, est déterminée à mettre en lumière, et ce qu’elle va y trouver ne manquera pas de la troubler.

Entre ses racines européenne­s, principale­ment allemandes, et son identité québécoise, elle n’a jamais voulu trancher. L’âge et la maturité aidant, la cinéaste a cherché à aller au-delà des récits familiaux, trop souvent enjolivés. Sa connaissan­ce de la langue allemande va favoriser sa démarche en forme d’enquête, réveillant de vieux démons, dont ceux associés à la Stasi, cette police secrète qui employait des milliers de personnes pour espionner des millions de compatriot­es ; en fait, tout le monde espionnait tout le monde, y compris, et surtout, les membres de leur propre famille.

Frank, le héros de son enfance, personnage un peu bourru, fut lui aussi victime de ce mur qui lui a volé un amour de jeunesse, en plus de l’éloigner du reste de son clan. Ce clivage ne sera pas comblé après la réunificat­ion, comme en témoignent ses retrouvail­les tendues avec son frère Bernd, resté à l’Est et réfugié dans le silence lorsque sa nièce le questionne sur sa possible implicatio­n dans l’emprisonne­ment de Frank. Mais ce sont les moments de complicité avec sa mère qui illustrent avec éloquence la difficulté de faire tomber un mur qui a marqué des génération­s d’Allemands, et qui pour beaucoup est encore « dans la tête ».

Voilà bientôt 30 ans que l’on se moque d’Erich Honecker, président du Conseil d’État de la RDA de 1976 à… octobre 1989, lui qui avait déclaré le 19 janvier de cette année-là : « Le Mur sera encore debout dans 100 ans.» Considéran­t son emprise dans l’inconscien­t collectif, et pas seulement celui des Allemands, ainsi que la multiplici­té de ses variations récentes aux quatre coins du monde, la prophétie n’était pas si farfelue.

Entre mer et Mur

Documentai­re de Catherine Veaux-Logeat. Québec, 2018, 75 min. À la Cinémathèq­ue québécoise à Montréal et au Cinéma Cartier à Québec.

Berlin ou l’art de l’évasion

Documentai­re de Jean Bergeron. France/Canada/Allemagne, 2019. Samedi 9 novembre à 22 h 30 à DocHumanit­é. Ici Radio-Canada Télé.

Érigé dans la nuit du 12 au 13 août 1961 pour éviter que la République démocratiq­ue allemande (RDA) ne se vide de tous ses habitants (3 millions de personnes avaient déjà fui en Allemagne de l’Ouest depuis la Seconde Guerre mondiale, et près de 200 000 seulement en 1960), le mur de Berlin est apparu comme un monstre au coeur de ce qui fut l’ancienne capitale du pays

 ?? RADIO-CANADA ?? Le documentai­re Berlin ou l’art de l’évasion repose notamment sur les images de Patrice Massenet, un caméraman canadien ayant touné à Berlin-Ouest en 1987 à l’occasion du 750e anniversai­re de la ville.
RADIO-CANADA Le documentai­re Berlin ou l’art de l’évasion repose notamment sur les images de Patrice Massenet, un caméraman canadien ayant touné à Berlin-Ouest en 1987 à l’occasion du 750e anniversai­re de la ville.

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