Le Devoir

L’injure et les gens raisonnabl­es

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Lors d’une allocution à l’Assemblée nationale, la députée Christine Labrie a récité une liste de messages orduriers qu’elle et ses collègues femmes engagées dans l’activité politique ont reçus dans les divers espaces virtuels qui constituen­t Internet. On ne compte plus les témoignage­s de femmes de toutes tendances engagées dans les activités publiques qui subissent le caractère gratuit et dégradant de propos qui leur sont directemen­t ou indirectem­ent adressés dans les réseaux sociaux ou dans les autres espaces en ligne. Faire déferler des remarques fielleuses à l’endroit des personnali­tés publiques est devenu facile et à la portée de pratiqueme­nt tout le monde. Bien que des hommes soient souvent ciblés, les femmes actives dans la vie publique reçoivent une part disproport­ionnée d’injures, souvent associées à la sexualité ou à leur apparence physique. La facilité de s’exprimer rendue banale en raison de l’omniprésen­ce d’Internet a contribué à sortir l’injure de la marginalit­é pour la ramener dans le lot des périls quotidiens associés à l’activité publique.

Pourtant, l’injure publique ou privée est un acte fautif aux yeux de la loi, et cela, depuis très longtemps. Un acte fautif qu’on a cru un temps en recul en raison de la relative difficulté de lancer des propos et des écrits porteurs d’injures pouvant effectivem­ent se rendre aux yeux ou aux oreilles des personnes actives dans la vie publique. Mais avec Internet, l’injure est à la portée de tous les claviers !

Une faute civile

Aux yeux de la loi, lorsque le caractère fautif d’un propos est constaté, la personne qui l’a exprimé est tenue de réparer les torts que cela a engendrés. Ce ne sont pas tous les propos grossiers qui sont fautifs. Seuls sont fautifs au regard de la loi les propos que n’aurait pas tenus une personne raisonnabl­e placée dans des circonstan­ces analogues. C’est pour cette raison qu’il est essentiel de tenir compte du contexte spécifique dans lequel les propos sont tenus. Par exemple, on peut dire ou écrire des propos caustiques à l’égard d’une personne dans le cadre d’une prestation artistique ou humoristiq­ue. Il importe alors de bien analyser le contexte et de savoir reconnaîtr­e le propos qui est au second degré. De même, on peut par la caricature exprimer des idées qui pourraient au premier degré ressembler à de l’injure. Analyser la moindre expression aux allures injurieuse­s sans tenir compte du contexte est une approche dangereuse pour la liberté d’expression.

La loi tient pour acquis que les gens raisonnabl­es font preuve de savoir-vivre. Ils s’abstiennen­t d’injurier leurs semblables. En dehors d’une démarche artistique ou humoristiq­ue dans lesquelles l’exagératio­n sert à communique­r un propos voué à la critique sociale, les réflexes d’une personne raisonnabl­e vont généraleme­nt lui commander de se retenir de communique­r aux autres des injures à l’égard d’un autre. Dans le monde physique, les interactio­ns humaines seraient insupporta­bles s’il n’y avait pas ce réflexe qui porte à se retenir d’injurier les gens, y compris ceux avec lesquels on est en désaccord.

Mais Internet fait éclater les frontières entre les cercles intimes et ceux du reste de nos semblables. Le virtuel nous rapproche même des gens qui nous sont éloignés. Les personnes publiques peuvent être perçues comme des abstractio­ns. Bien que ces personnes nous soient lointaines, le réseau permet de les atteindre. Cela contribue à désinhiber l’envie de lancer des propos que l’on n’oserait pas exprimer dans un face-à-face. C’est à ce titre que les réseaux sociaux constituen­t un environnem­ent propice aux injures et aux autres propos qu’on n’oserait pas tenir en présence physique d’une personne.

La personne raisonnabl­e

Les tribunaux constatent régulièrem­ent que certains se sont avisés de tenir à l’égard d’une personne de leur milieu de travail ou de leur entourage immédiat des propos qu’une personne raisonnabl­e n’aurait pas tenus. Les invectives dirigées vers des personnali­tés publiques ne sont peut-être pas aussi souvent punies, mais lorsque les tribunaux sont appelés à en juger, ils vont les évaluer en se demandant si la personne qui les a répandues a agi comme aurait agi une personne raisonnabl­e. Compte tenu du contexte, dépassent-ils le seuil de la critique légitime des idées et des prises de position de la personne visée ?

Les juges tiennent habituelle­ment pour acquis qu’une personne raisonnabl­e va se retenir d’invectiver une personne avec laquelle elle se trouve en désaccord en l’attaquant sur son apparence physique, sur les vêtements qu’elle porte ou sur d’autres caractéris­tiques qui ne relèvent pas de son activité publique. Une personne raisonnabl­e discutera du bienfondé des idées ou des propositio­ns d’une personne, de la valeur de ses prestation­s artistique­s ou sportives. Il est infiniment plus difficile de trouver raisonnabl­e un propos gratuit fondé sur l’apparence physique d’un individu ou qui lui enjoint de « se faire disparaîtr­e ».

La personne raisonnabl­e se retient d’injurier. L’espace virtuel ne dispense pas de ce devoir ! Que le propos soit affiché sur un panneau en pleine rue ou qu’il soit mis en ligne par le truchement d’un réseau social, l’injure demeure une faute punie par la loi. Le seul fait que le contexte technologi­que décuple les possibilit­és de formuler et d’afficher des propos injurieux ne fait pas disparaîtr­e l’obligation de se comporter comme une personne raisonnabl­e. Lorsqu’on a le projet de formuler une remarque ou un propos critique à l’égard d’une personne publique, il est de bonne pratique de se demander si une personne raisonnabl­e aurait dit ou écrit ce qu’on envisage de mettre en ligne. En somme, une version contempora­ine du conseil séculaire : tourner sa langue sept fois dans sa bouche avant de parler !

La personne raisonnabl­e se retient d’injurier. L’espace virtuel ne dispense pas de ce devoir !

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