Le Devoir

L’accord avec SNC-Lavalin, un évitement de la justice anticorrup­tion

- Denis Saint-Martin Départemen­t de science politique,

Les dirigeants du Service des poursuites pénales et de SNC-Lavalin avaient de quoi célébrer lors du récent congé des Fêtes. Juste avant Noël, à un moment où l’opinion publique s’apprêtait à décrocher de l’actualité, ceux-ci ont annoncé un accord qui impose à la multinatio­nale du génie-conseil une amende de 280 millions de dollars pour de la fraude en Libye. Le premier ministre Legault a décrit l’accord comme une « bonne nouvelle », car, en faisant porter tout le blâme à l’une de ses filiales, SNC-Lavalin pourra obtenir des contrats publics.

Les marchés boursiers ont réagi vigoureuse­ment à la nouvelle. Sur le plan économique, la firme évite des conséquenc­es plus graves et obtient un arrangemen­t comparable à ce qu’aurait été un accord de réparation, comme celui refusé à la firme par le Service des poursuites pénales en octobre 2018.

Mais il y a une nette différence entre un « accord de poursuite suspendue » (APS) et l’entente rendue publique au mois dernier. Les procureurs ont dans ce cas-ci réussi à obtenir de la firme un aveu de culpabilit­é. Leur intégrité est ainsi protégée. Cet aveu est la preuve qu’ils ont eu raison de ne pas accorder d’APS à SNC-Lavalin. Judy Wilson Raybould n’a d’ailleurs pas manqué de se rallier à la décision et d’y voir la confirmati­on de l’indépendan­ce judiciaire pour laquelle elle dit s’être battue.

SNC-Lavalin Constructi­on écope d’une des plus fortes amendes payées au Canada pour de la criminalit­é d’entreprise. C’est un « trophée de chasse » impression­nant et susceptibl­e de plaire à un grand nombre. La justice canadienne en matière de crime en col blanc n’aura jamais paru si rentable.

Accusation­s abandonnée­s

Au-delà des enjeux économique­s, il devient plus compliqué de juger si l’accord entre SNC-Lavalin et la Couronne constitue toujours une «bonne nouvelle ». Celui-ci ayant été négocié dans l’opacité par les avocats de la firme et des procureurs jouissant de larges pouvoirs discrétion­naires, personne ne connaît les critères qui ont guidé la prise de décision.

Nul ne connaît les raisons qui ont incité la Couronne à se contenter d’une reconnaiss­ance de fraude et à laisser tomber les accusation­s de corruption d’agents publics étrangers — qui étaient pourtant à l’origine des poursuites contre la multinatio­nale. Des facteurs reliés à la preuve ont sans aucun doute pesé dans la balance.

La criminalis­ation de la corruption implique la démonstrat­ion de l’acte «hors de tout doute raisonnabl­e». Or, cette exigence n’est pas facile à satisfaire et peut s’avérer longue et coûteuse. C’est pourquoi les procureurs des gouverneme­nts de pays comme le Canada préfèrent négocier des « deals de justice » qui évitent les procès aux compagnies accusées de corruption.

La criminalis­ation de la corruption implique la démonstrat­ion de l’acte « hors de tout doute raisonnabl­e ». Or, cette exigence n’est pas facile à satisfaire et peut s’avérer longue et coûteuse.

La corruption d’entreprise est rarement punie par les tribunaux. Lorsqu’il y a punition, celle-ci est le plus souvent attribuée à des personnes physiques, et non aux personnes morales qui les emploient. Des études voient dans cette différence l’effet de la théorie de la « pomme pourrie », qui privilégie les causes individuel­les plutôt que collective­s de la corruption. Ceci expliquera­it pourquoi seuls deux anciens hauts cadres de SNC-Lavalin ont été reconnus coupables de corruption d’agents publics libyens. Le premier, Riadh Ben Aïssa, a été condamné par la Suisse en 2014. Le second, Sami Bebawi, vient tout juste de recevoir une peine exemplaire.

Il n’est pas facile de comprendre comment la responsabi­lité de ces individus a été détachée de celle de l’organisati­on qui les avait nommés à de hautes fonctions pour le développem­ent du marché en Afrique du Nord. Comment ces anciens dirigeants ontils pu agir à l’extérieur des écrans radars de l’entreprise et sans soutien organisati­onnel ? La « SNC-Lavalin University » organisée au siège social de Montréal pour le fils Kadhafi ne venaitelle pas appuyer ou compléter le versement des pots-de-vin en sol libyen? Comment supposer que ces stratégies d’influence étaient indépendan­tes l’une de l’autre ?

Culture locale

Les multinatio­nales qui cherchent à obtenir des contrats des pays en voie de développem­ent montrent souvent du doigt la culture locale dans les affaires de corruption d’agents publics étrangers. « À Rome, fais comme les Romains», dit l’adage. S’il est coutume d’échanger des pots-de-vin pour transiger avec les élites locales, les pressions sont fortes pour que les entreprise­s étrangères s’ajustent à leur environnem­ent. Avant l’affaire Siemens en 2007, peu d’États interdisai­ent le versement de pots-de-vin aux pays étrangers. Cette pratique était illégale depuis longtemps sur le plan du commerce intérieur, mais à l’extérieur, les bakchichs ont été plus longtemps tolérés à cause de l’argument culturel.

Ce n’est qu’avec la convention de l’OCDE de 1997 que commence la lutte mondiale contre la corruption d’agents publics étrangers. Plus d’une quarantain­e de pays ont signé cette convention. Les lois qui traduisent cet engagement à l’échelle nationale sont cependant peu appliquées. Les appliquer plus rigoureuse­ment et poursuivre plus activement les compagnies accusées de corruption coûterait plus cher au gouverneme­nt et aux entreprise­s. Aucun pays n’a donc intérêt à le faire. Chacun préfère plutôt punir ses entreprise­s fautives au moyen d’autres instrument­s afin de leur éviter les sanctions plus lourdes associées au crime de corruption. Face aux intérêts économique­s nationaux, la justice anticorrup­tion peine à garder les yeux bandés.

 ?? MARIE-FRANCE COALLIER LE DEVOIR ?? L’une des divisions de SNC- Lavalin a plaidé coupable en décembre dernier à une accusation de fraude envers l’État libyen.
MARIE-FRANCE COALLIER LE DEVOIR L’une des divisions de SNC- Lavalin a plaidé coupable en décembre dernier à une accusation de fraude envers l’État libyen.

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