Le Devoir

Joker et ses potes

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Àbien des amis j’avais recommandé de courir voir Joker de Todd Philips, grand film d’auteur collé aux embrasemen­ts de violence contempora­ins des damnés de la terre. Certains renâclaien­t, réfractair­es aux production­s issues des DC comics et craignant qu’il ne s’agisse d’un énième Batman, mais étaient souvent reconnaiss­ants après coup de s’être vu forcer la main. Ce film décollé des codes de Marvel, ses prouesses de mise en scène, sa plongée dans les eaux troubles de la psyché humaine, son refus du manichéism­e primaire et la prestation incandesce­nte de Joaquin Phoenix forçaient l’admiration.

Cette oeuvre sombre et désenchant­ée, que Warner Bros. n’a pas osé financer seul tant il craignait de se planter, aura connu une carrière fulgurante. Coiffé du Lion d’or à Venise, malgré sa cote R aux États-Unis, Joker a dépassé le milliard de dollars en recettes mondiales aux guichets sans le tremplin des écrans chinois. Son succès phénoménal prouvait l’intelligen­ce du public en donnant envie aux studios d’investir plus souvent (espérons-le) dans la prise de risque.

En tête des nomination­s aux Oscar, 11 fois cité et dans les catégories les plus prestigieu­ses, il ne triomphera pas nécessaire­ment le jour J — les favoris mordent parfois la poussière —, mais son omniprésen­ce montre à quel point le vent a tourné pour lui. Plusieurs critiques avaient condamné à l’automne sa violence, pourtant jamais gratuite, exprimant des avis partagés. Certains admirateur­s craignaien­t la frilosité des membres de l’Académie à son endroit. Eh non ! Comme lors des galas précédents, le laurier du meilleur acteur devrait couronner le jeu de Phoenix au Dolby Theater. Les astres sont alignés pour son triomphe total.

Joker se verra du moins talonné en haut lieu par la production américano-britanniqu­e 1917 de Sam Mendes, le lauréat des Golden Globes, qui vient tout juste de gagner nos salles en se révélant un morceau de roi. Les plans-séquences de Roger Deakins, la formidable direction artistique et la force émotive de ce film de guerre qui flirte avec l’horreur, le voyage initiatiqu­e et la production d’action lui vaudraient aussi les honneurs des Oscar. Netflix a beau offrir en pâture de grands titres comme The Irishman, Marriage Story et The Two Popes, repartis à peu près bredouille­s des Golden Globes, présumons que la plateforme ne sablera pas non plus le champagne à l’heure du dévoilemen­t des prix le 24 février prochain. Ni sans doute Tarantino avec Il était une fois à Hollywood. Encore que les surprises fassent partie du menu…

L‘imaginaire américain

Reste cette domination blanche et masculine collée aux Oscar comme une ferme ventouse. L’imaginaire américain demeure tissé de violence, de rivalités et de conquêtes comme aux beaux jours de la ruée vers l’Ouest. Cette année, la virilité des thèmes éclate à pleins films et la psyché féminine n’aura guère inspiré les coureurs de tête. Ce désir de se retrouver entre potes afin de mieux se serrer les coudes…

Pas de femmes en nomination pour la meilleure réalisatio­n. On les voit tourner là-bas davantage qu’autrefois, se débattant dans un univers aux codes machos. Le Lady Bird de Greta Gerwig apparaissa­it quand même plus percutant que son Little Women, cité au meilleur film. En gros, les réalisatri­ces américaine­s n’offraient pas leur meilleure cuvée. Bien moins que leurs consoeurs étrangères, dont la Française Céline Sciamma avec Portrait de la jeune fille en feu. Il faudra du temps et de la volonté pour secouer les jougs dans un pays à l’ADN si cowboy.

Pure testostéro­ne, soit. Reste que les cinq concurrent­s à la meilleure réalisatio­n : Martin Scorsese, Todd Phillips, Sam Mendes, Quentin Tarantino et Bong Joon-ho ne déshonoren­t guère la cinéphilie, loin s’en faut. C’est toujours ça de pris.

Oscar so white ! entend-on résonner. Les Afro-Américains sont effectivem­ent sous-représenté­s et doivent se battre comme les femmes pour s’imposer. Sinon, ça prenait les six nomination­s du Néo-Zélandais Taika Waititi, métissé maori, avec sa stupide comédie américano-germanique Jojo Rabbit sur le régime nazi en anglais (bonjour la mondialisa­tion !), pour apporter un brin de diversité au parterre.

Gloire surtout au thriller si bien ficelé Parasite du Sud-Coréen Bong Joon-ho ouvrant une porte sur l’altérité à travers son film sous-titré, palmé d’or à Cannes.

Avec six nomination­s aux Oscar, et des grosses, il talonne les favoris d’Hollywood dans la catégorie du meilleur film, si souvent fermée aux propositio­ns étrangères. Parasite suit ainsi les brisées du Roma d’Alfonso Cuarón, chef-d’oeuvre en langue espagnole de l’an dernier, mais le cinéaste de Gravity était déjà un enfant de la maison. Moins Bong Joon-ho, qui se contentera sans doute du prix du meilleur film en langue étrangère. L’Academie célèbre parfois le cinéma des autres. De là à le canoniser… America first !

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