Le droit à la peur
Le ministre de l’Économie, Pierre Fitzgibbon, est demeuré très vague quand on lui a demandé si un travailleur craignant pour sa santé ou celle de ses proches pourrait refuser de retourner au travail sans encourir de sanction ou même perdre son emploi, une fois que son entreprise aura été déconfinée. Il a expliqué que les protocoles de retour au travail, qui s’appuieront sur les guides élaborés par la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité au travail (CNESST), seront de nature à rassurer les travailleurs, tout en reconnaissant qu’une certaine pédagogie sera sans doute nécessaire, de sorte que « dans la grande partie des cas », les travailleurs vont se sentir à l’aise de reprendre le collier. La grande majorité d’entre eux ont certainement hâte de rentrer au travail, même si une certaine inquiétude va sans doute persister, mais qu’en sera-t-il dans le cas de ceux qui n’arriveront pas à surmonter leurs craintes ?
Dès qu’il a été question de rouvrir les écoles, le premier ministre Legault a été très clair : les parents seraient parfaitement libres d’y envoyer leurs enfants ou de les garder à la maison jusqu’à l’automne prochain. De la même façon, ceux qui préféreront attendre avant de renvoyer les tout-petits à la garderie ne perdront pas leur place pour autant. Dans le cas des travailleurs, cela paraît moins évident.
On a vite compris que le gouvernement misait précisément sur le retour à l’école de seulement la moitié des enfants, afin de faciliter l’application des mesures de distanciation, qu’il deviendrait impossible de faire respecter s’ils revenaient tous en même temps, alors que la majorité des entreprises sont certainement désireuses de retrouver la totalité de leurs effectifs le plus rapidement possible.
Il va de soi que les travailleurs qui sont atteints par le virus manqueront à l’appel et devraient retrouver leur emploi quand ils recouvreront la santé. Dans le cas des grandes entreprises, les modalités qui ont été décrétées par le gouvernement laissent une certaine marge de manoeuvre, dans la mesure où elles ne pourront pas rappeler tous leurs employés d’un seul coup. Les plus craintifs disposeront donc d’un peu de temps pour voir comment les choses vont se passer. Cela leur sera encore plus facile s’ils peuvent bénéficier de la Prestation canadienne d’urgence (PCU).
La plupart des plus petites entreprises n’auront pas cette latitude. La présence de tous leurs employés sera requise dès la réouverture et elles n’auront pas d’autre choix que de remplacer ceux qui ne voudront pas se présenter malgré les mesures de sécurité prévues par le protocole de retour au travail. Le télétravail est sans doute appelé à un bel avenir, mais il a ses limites.
L’article 12 de la Loi sur la santé et la sécurité au travail stipule qu’un travailleur « a le droit de refuser d’exécuter un travail s’il a des motifs raisonnables de croire que l’exécution de ce travail l’expose à un danger pour sa santé, sa sécurité ou son intégrité physique ou peut avoir pour effet d’exposer une autre personne à un semblable danger ». Au terme du processus d’inspection prévue par loi, un travailleur qui persiste dans un refus jugé déraisonnable peut être remplacé.
Dans un texte publié dans Le Devoir le 5 mars dernier, un professeur au département des sciences économiques et administratives de l’Université du Québec à Chicoutimi (UQAC), Cheikh Faye, soulignait toutefois que le contexte de la pandémie pourrait rendre plus difficile de trancher les cas de refus de travailler. Il est clair que dans une région particulièrement touchée comme Montréal, un retour au travail peut présenter un certain risque, mais dans quelle mesure cela pourrait-il constituer un « danger » ?
M. Faye donnait l’exemple de la France, où les employés du Louvre ou des chauffeurs d’autobus travaillant dans des secteurs considérés comme des foyers d’éclosion ont pu se prévaloir du droit de refus prévu par la loi. Même si la contagion semble être sous contrôle en dehors des CHSLD et des résidences pour personnes âgées, le Dr Horacio Arruda reconnaît lui-même que le déconfinement est un « pari risqué », même si M. Legault préfère parler d’un « risque pondéré ».
En principe, l’école est obligatoire, mais les parents selon lesquels un retour dans les circonstances actuelles présente un trop grand risque pour leur enfant ou pour eux-mêmes sont dispensés temporairement de cette obligation. Un travailleur qui juge un retour au travail trop risqué doit-il être sanctionné ou le droit à la peur est-il un droit à géométrie variable ?
Il est clair que dans une région particulièrement touchée comme Montréal, un retour au travail peut présenter un certain risque, mais dans quelle mesure cela pourrait-il constituer un « danger » ?