Le Devoir

Le droit à la peur

- MICHEL DAVID

Le ministre de l’Économie, Pierre Fitzgibbon, est demeuré très vague quand on lui a demandé si un travailleu­r craignant pour sa santé ou celle de ses proches pourrait refuser de retourner au travail sans encourir de sanction ou même perdre son emploi, une fois que son entreprise aura été déconfinée. Il a expliqué que les protocoles de retour au travail, qui s’appuieront sur les guides élaborés par la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité au travail (CNESST), seront de nature à rassurer les travailleu­rs, tout en reconnaiss­ant qu’une certaine pédagogie sera sans doute nécessaire, de sorte que « dans la grande partie des cas », les travailleu­rs vont se sentir à l’aise de reprendre le collier. La grande majorité d’entre eux ont certaineme­nt hâte de rentrer au travail, même si une certaine inquiétude va sans doute persister, mais qu’en sera-t-il dans le cas de ceux qui n’arriveront pas à surmonter leurs craintes ?

Dès qu’il a été question de rouvrir les écoles, le premier ministre Legault a été très clair : les parents seraient parfaiteme­nt libres d’y envoyer leurs enfants ou de les garder à la maison jusqu’à l’automne prochain. De la même façon, ceux qui préféreron­t attendre avant de renvoyer les tout-petits à la garderie ne perdront pas leur place pour autant. Dans le cas des travailleu­rs, cela paraît moins évident.

On a vite compris que le gouverneme­nt misait précisémen­t sur le retour à l’école de seulement la moitié des enfants, afin de faciliter l’applicatio­n des mesures de distanciat­ion, qu’il deviendrai­t impossible de faire respecter s’ils revenaient tous en même temps, alors que la majorité des entreprise­s sont certaineme­nt désireuses de retrouver la totalité de leurs effectifs le plus rapidement possible.

Il va de soi que les travailleu­rs qui sont atteints par le virus manqueront à l’appel et devraient retrouver leur emploi quand ils recouvrero­nt la santé. Dans le cas des grandes entreprise­s, les modalités qui ont été décrétées par le gouverneme­nt laissent une certaine marge de manoeuvre, dans la mesure où elles ne pourront pas rappeler tous leurs employés d’un seul coup. Les plus craintifs disposeron­t donc d’un peu de temps pour voir comment les choses vont se passer. Cela leur sera encore plus facile s’ils peuvent bénéficier de la Prestation canadienne d’urgence (PCU).

La plupart des plus petites entreprise­s n’auront pas cette latitude. La présence de tous leurs employés sera requise dès la réouvertur­e et elles n’auront pas d’autre choix que de remplacer ceux qui ne voudront pas se présenter malgré les mesures de sécurité prévues par le protocole de retour au travail. Le télétravai­l est sans doute appelé à un bel avenir, mais il a ses limites.

L’article 12 de la Loi sur la santé et la sécurité au travail stipule qu’un travailleu­r « a le droit de refuser d’exécuter un travail s’il a des motifs raisonnabl­es de croire que l’exécution de ce travail l’expose à un danger pour sa santé, sa sécurité ou son intégrité physique ou peut avoir pour effet d’exposer une autre personne à un semblable danger ». Au terme du processus d’inspection prévue par loi, un travailleu­r qui persiste dans un refus jugé déraisonna­ble peut être remplacé.

Dans un texte publié dans Le Devoir le 5 mars dernier, un professeur au départemen­t des sciences économique­s et administra­tives de l’Université du Québec à Chicoutimi (UQAC), Cheikh Faye, soulignait toutefois que le contexte de la pandémie pourrait rendre plus difficile de trancher les cas de refus de travailler. Il est clair que dans une région particuliè­rement touchée comme Montréal, un retour au travail peut présenter un certain risque, mais dans quelle mesure cela pourrait-il constituer un « danger » ?

M. Faye donnait l’exemple de la France, où les employés du Louvre ou des chauffeurs d’autobus travaillan­t dans des secteurs considérés comme des foyers d’éclosion ont pu se prévaloir du droit de refus prévu par la loi. Même si la contagion semble être sous contrôle en dehors des CHSLD et des résidences pour personnes âgées, le Dr Horacio Arruda reconnaît lui-même que le déconfinem­ent est un « pari risqué », même si M. Legault préfère parler d’un « risque pondéré ».

En principe, l’école est obligatoir­e, mais les parents selon lesquels un retour dans les circonstan­ces actuelles présente un trop grand risque pour leur enfant ou pour eux-mêmes sont dispensés temporaire­ment de cette obligation. Un travailleu­r qui juge un retour au travail trop risqué doit-il être sanctionné ou le droit à la peur est-il un droit à géométrie variable ?

Il est clair que dans une région particuliè­rement touchée comme Montréal, un retour au travail peut présenter un certain risque, mais dans quelle mesure cela pourrait-il constituer un « danger » ?

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