Le Devoir

Pris au piège

- TRAVAILLEU­RS MIGRANTS GUY TAILLEFER

Dans le monde figé et bouleversé par la pandémie, les mieux protégés contre ses retombées économique­s et sanitaires ne sont pas les travailleu­rs migrants, qui sont à l’échelle mondiale près d’un milliard à vivre loin de chez eux. On évalue que chacun de ces travailleu­rs, envoyant de l’argent à sa famille, aide en moyenne trois personnes à se loger, à se nourrir et à se vêtir. On parle ici de dynamiques migratoire­s et d’apport économique qui concernent la moitié de l’humanité.

La crise du coronaviru­s a donné lieu, ces dernières semaines, à des mouvements de population d’une ampleur massive. En Occident, les opérations aériennes de rapatrieme­nt de ressortiss­ants et l’exode de citadins fuyant les grandes villes en ont été la pointe de l’iceberg. Le sort des « réfugiés économique­s » en a été l’angle mort, sauf pour les images saisissant­es de dizaines de milliers de migrants intérieurs qui, en Inde, rentraient dans leurs villages sur ordre de confinemen­t impossible à respecter.

L’Organisati­on internatio­nale pour les migrations (OIM) mesure le va-et-vient, aux quatre coins de la planète, de ces travailleu­rs qui sont à la fois victimes immédiates de la fermeture des frontières et des économies et vecteurs de contagion. C’est ainsi, par exemple, que l’Iran, l’un des principaux foyers de contaminat­ion, emploie dans le commerce un million de travailleu­rs afghans ; ils ont été 140 000 à rentrer tout d’un coup dans leur pays en ruines. En Afrique du Sud, 14 000 Mozambicai­ns sont rentrés chez eux en seulement quelques jours. En Thaïlande, où vivent quatre millions de travailleu­rs migrants provenant du Cambodge, du Laos, du Myanmar et du Vietnam, entre 150 000 et 200 000 d’entre eux ont décidé de rentrer dans leur pays. Ceux qui voulaient retourner au Myanmar sont dans les limbes, ayant été refoulés à la frontière par les autorités myanmarais­es.

D’autres sont carrément déportés, comme en Arabie saoudite où les travailleu­rs étrangers constituen­t le tiers de la population. Dans les dernières semaines, au moins 5000 Éthiopiens ont été renvoyés manu militari dans leur pays par vols affrétés par Riyad.

Il y a ceux qui partent, mais la plupart restent là, pour la simple raison qu’il y a nulle part où aller. Du reste, les trois quarts de ce milliard de travailleu­rs sont des migrants intérieurs. L’usage du masculin ne peut pas non plus faire oublier qu’il s’agit, pour beaucoup, de femmes.

Les envois de fonds de travailleu­rs migrants à destinatio­n des pays pauvres ou en développem­ent ont été de 554 milliards $US en 2019. C’est une somme colossale, d’autant qu’elle est en grande partie le produit de revenus précaires. Or, ces envois vont chuter du cinquième à la suite de la mise à l’arrêt des économies nationales, évalue sans surprise la Banque mondiale dans un rapport publié la semaine dernière sur l’incidence de la COVID-19. Ce qui sera sans précédent et non sans conséquenc­es graves et durables sur les personnes et les sociétés les plus démunies.

Si ces transferts sont forcément des diachylons sur le problème systémique du creusement des inégalités, ils n’en contribuen­t pas moins, ce qui tombe sous le sens, à soulager la pauvreté, à réduire les taux de malnutriti­on et à augmenter ceux de scolarisat­ion. Ils sont les filets sociaux que bien des pays n’ont pas le coeur de créer. Les sommes que renvoient depuis les États-Unis les ressortiss­ants de pays comme le Salvador et le Honduras représente­nt entre 15 % et 20 % de leur PIB, ce qui rend ces sommes essentiell­es et utiles à ces gouverneme­nts corrompus. Essentiell­es sur le plan économique. Utiles à mettre sous sédation l’exaspérati­on citoyenne à l’égard d’États irresponsa­bles qui ne savent jamais, au final, que sortir les matraques.

La pandémie exacerbant les précarités, il est entendu que la crise sanitaire exacerbera les crises de tous ordres — sociale, alimentair­e, militaire, environnem­entale. En Afrique subsaharie­nne, pour ne parler que d’elle, la COVID-19 ajoutera inévitable­ment aux vulnérabil­ités des population­s piégées par les sécheresse­s qu’aggrave le réchauffem­ent climatique.

Les dirigeants des grandes agences onusiennes ont lancé un appel commun à une modeste aide humanitair­e d’urgence de 2 milliards $US destinée aux pays pauvres ; les engagement­s des pays donateurs n’ont pas dépassé le quart de cette somme. Ce qui n’augure rien de rassurant. Faute d’États dignes de ce nom et devant une « mondialisa­tion en crise violente », pour reprendre les mots du philosophe Edgar Morin, qui ne demande pas mieux que de voir l’humanité s’interroger enfin sur les ressorts de cette mondialisa­tion, des centaines de millions d’humains se démènent pour survivre, sans qu’on y prenne garde.

Il y a ceux qui partent, mais la plupart restent là, pour la simple raison qu’il y a nulle part où aller

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