Le Devoir

Consulter pour ne pas agir

- EMILIE NICOLAS

En décembre 2013, André Perrault, coroner, dépose son rapport d’enquête sur les causes et les circonstan­ces de la mort de Fredy Villanueva, survenue à Montréal-Nord le 9 août 2008. À la Ville de Montréal et au conseil d’arrondisse­ment de Montréal-Nord, il recommande la mise sur pied d’un plan d’action particulie­r relatif à la lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale des personnes et des communauté­s qui composent la population de Montréal-Nord. Il note qu’il est important que ce plan d’action soit rendu public. « La problémati­que semble telle qu’une interventi­on policière anodine peut se transforme­r en situation à haut risque de perte de vies humaines. » Bref, l’intersecti­on des iniquités sociales dans le quartier était considérée insoutenab­le. Il était urgent d’agir. En 2013.

Nous sommes en 2020. Ce plan d’action n’existe toujours pas. Et Montréal-Nord est désormais l’arrondisse­ment le plus touché par la COVID-19 à Montréal — et au Canada — et compte toujours parmi les communauté­s les plus pauvres du pays. Le revenu annuel médian des ménages s’y situait à 36 428 $ au recensemen­t de 2016, alors qu’il se chiffrait à 52 519 $ pour l’ensemble de Montréal. Les chiffres sont encore plus frappants si l’on considère le secteur nord-est, représenté au conseil d’arrondisse­ment par Renée-Chantal Belinga, élue indépendan­te.

Au téléphone, elle me dresse une liste des inégalités systémique­s qui existent « depuis toujours » : pauvreté, certes, mais aussi déserts alimentair­es, insalubrit­é des logements, population affectée par des problèmes de santé chroniques tels le diabète et les troubles respiratoi­res et cardiovasc­ulaires. « Dans mon district, 39 % des ménages sont des familles monoparent­ales », m’explique-t-elle. « Une grande proportion de ces femmes occupe des emplois essentiels. Prendre soin de leurs enfants et d’elles-mêmes dans la situation actuelle, c’est un défi très complexe. »

Si les enjeux sociaux sont importants, les moyens d’action devraient être tout aussi ambitieux. Pourtant, une étude publiée à l’automne dernier montrait que MontréalNo­rd fait partie des arrondisse­ments où le financemen­t des organismes communauta­ires est le plus faible. Le ministère de la Santé et des Services sociaux est l’un des principaux responsabl­es de la situation : si l’on considère le ratio entre son financemen­t aux organismes et le nombre de personnes à faible revenu que ceux-ci desservent, Montréal-Nord est l’arrondisse­ment le moins bien appuyé de l’île.

Est-ce une surprise ? Non. Les acteurs communauta­ires décrient l’inaction par rapport à la pauvreté depuis des lustres. Le coroner Perrault leur avait donné raison en 2013. Et on sait que cette précarité socioécono­mique rend vulnérable à une foule d’autres enjeux, dont les épidémies.

Est-ce qu’on a préparé dès le début de la crise des mesures spécifique­s aux quartiers vulnérable­s, comme Montréal-Nord, mais aussi Rivière-des-Prairies et Saint-Michel, où sont concentrés les préposés aux bénéficiai­res qui travaillen­t auprès des aînés aux quatre coins de la grande région métropolit­aine ? Non plus. L’inaction politique, voire l’abandon des communauté­s à elles-mêmes devant des situations sociales insoutenab­les sont des constantes.

Est-ce que, maintenant que les courbes montent (de manière prévisible), Québec, la Ville de Montréal et la Direction régionale de santé publique se montrent à l’écoute des acteurs communauta­ires qui ont les deux pieds dans la réalité du terrain ? À l’heure actuelle, les dirigeants — qui n’ont probableme­nt jamais eu, de leur vie, à faire le trajet en transport en commun entre Montréal-Nord et le centre-ville — ne voient toujours pas la pertinence d’ouvrir un centre de dépistage local, malgré les demandes répétées en ce sens. Il faut donc considérer que les statistiqu­es sur la transmissi­on communauta­ire sous-estiment la réalité, alors qu’on nous dit à Québec que la situation hors CHSLD est « sous contrôle » et que le déconfinem­ent est éminent. Ça va bien aller, paraît-il.

Il semble que l’on continue, par ailleurs, à ignorer les organismes communauta­ires par rapport à un autre vieux problème qui ne devrait surprendre personne : le profilage. « Selon notre enquête terrain, on voit que plusieurs jeunes et même des intervenan­ts se font donner ces fameux tickets de 1500 $, parce qu’ils parlent aux jeunes. Il y a même un jeune qui en a reçu deux. Rendus là, on est dans le harcèlemen­t », déplore Gary Obas, directeur général du Centre jeunesse-emploi (CJE) de Montréal-Nord. Le CJE devra prendre du temps et des ressources précieuses pour accompagne­r ces jeunes-là dans les démarches de contestati­on plutôt que de se concentrer sur sa mission première, soit la réinsertio­n en emploi — mission qui sera d’autant plus difficile avec la nouvelle réalité économique. « On aurait voulu que l’approche soit préventive plutôt que punitive », m’explique-t-il. Visiblemen­t, l’écoute n’a pas été de mise pour l’instant du côté du SPVM.

Renée-Chantal Belinga me dit aussi que des organismes ont demandé que le SPVM collecte et publie des données sur ses interpella­tions et les amendes octroyées durant la période de confinemen­t. Jusqu’ici, toujours pas d’écoute. Il faut dire que déjà, en 2013, le même rapport Perrault demandait au SPVM plus de transparen­ce sur ses actions en matière de profilage racial et social. Une demande faite maintes fois avant, et depuis.

Il faut saluer les leaders communauta­ires de MontréalNo­rd qui arrivent à se répéter, et à se répéter, et à se répéter, sans devenir fous. Le commun des mortels ne saurait pas se contenir aussi bien devant ceux qui perpétuent le statu quo depuis si longtemps, et qui, en consultant et en organisant rencontre après rencontre, pensent se dédouaner de l’écoute véritable, de l’action rapide et de l’obligation de résultat. Seul un attachemen­t extraordin­aire aux gens des communauté­s, à leur santé et à leur avenir peut expliquer tant de persistanc­e devant l’aveuglemen­t volontaire.

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