Le Devoir

Le générique réinventé

L’artiste graphique qui a créé les génériques de Vertigo et de Psycho aurait eu 100 ans le 8 mai

- FRANÇOIS LÉVESQUE

À son évocation, le nom de Saul Bass ne dira peut-être rien au cinéphile. Or, il y a fort à parier qu’il le connaît sans le savoir par son oeuvre. En effet, Saul Bass, qui aurait eu 100 ans le 8 mai, a révolution­né, à partir des années 1950, cette composante essentiell­e, mais trop souvent négligée, de tout film : le générique d’ouverture. C’est à une poignée de chefs-d’oeuvre d’Alfred Hitchcock, dont Vertigo et Psycho, qu’il a apporté certaines de ses contributi­ons les plus marquantes.

Qu’il recoure à l’animation par découpage, encre, peinture, ou à des prises de vues réelles et, plus tard, à de l’imagerie de synthèse, Saul Bass a constammen­t repoussé les limites d’une discipline qu’il éleva au rang d’art.

Né dans le Bronx en 1920 au sein d’une famille d’immigrants juifs venus de l’Europe de l’Est, Saul Bass se passionna très tôt pour l’art. Faute de moyen, il étudia à temps partiel et le soir avec György Kepes, artiste hongrois qui l’initia au mouvement Bauhaus selon lequel « la forme suit la fonction ». En graphisme, cela se traduit par une quête d’épure formelle. L’influence du Bauhaus est manifeste dans nombre de génériques et de logos qu’imagina Bass par la suite.

Parti tenter sa chance à Hollywood dans les années 1940, il travailla à la conception de publicités imprimées, dont des affiches de films. Ses idées pour celle du film The Moon Is Blue

(1953) plurent au producteur et réalisateu­r Otto Preminger, qui l’embaucha pour l’affiche et le générique de

Carmen Jones (1954), son adaptation moderne de l’opéra de Bizet avec une distributi­on entièremen­t noire. Épaté, Preminger demanda ensuite à Bass de lui proposer un logo fort, de même qu’une affiche et un générique d’ouverture, pour son controvers­é The Man with the Golden Arm (1955), où Frank Sinatra incarne un jazzman héroïnoman­e.

Il en résulta un bras en dents de scie découpé dans du carton blanc : écho visuel aussi minimalist­e que puissant du type de dépendance dépeint. Ce film marqua en outre un tournant tant dans la carrière de Saul Bass que dans la manière d’envisager le générique puisque pour la première fois, ce dernier s’anima.

« Jusque-là, les génériques avaient tendance à se borner à n’être que de monotones listes de noms, largement ignorées, qu’on endurait, ou dont on profitait pour aller chercher du popcorn. Il semblait y avoir une réelle occasion d’utiliser le générique d’une manière nouvelle — de créer une atmosphère pour l’histoire qui allait être racontée […] Puis, ça m’a un jour frappé que le générique pouvait apporter une contributi­on plus importante au processus narratif. Cela pouvait devenir un prologue », expliqua-t-il en 1977 dans une entrevue à Herbert Yager.

L’affaire Hitchcock

Toujours soucieux d’innover, Alfred Hitchcock ne tarda pas à solliciter Saul Bass, en 1958. Cet oeil féminin qui se meut en hypnotisan­tes spirales hélicoïdal­es en intro de Vertigo, cela vient de Saul Bass. Ébloui à l’époque, Martin Scorsese relata, en 2011, pour l’ouvrage Saul Bass: A Life in Film & Design : « [Saul Bass] regardait le film, et il en comprenait le rythme, la structure, l’ambiance — il pénétrait au coeur du film et en découvrait le secret. C’est ce qu’il a fait avec Vertigo et ces spirales qui ne cessent de se former — c’est la folie au coeur du film, ce beau vortex cauchemard­esque qu’est l’affliction de James Stewart. »

Comme la plupart du temps, à l’époque, Bass conçut également l’affiche, un chef-d’oeuvre résumant en une seule compositio­n cette intrigue d’un détective (silhouette pleine) qui perd presque la raison (la spirale) en pourchassa­nt une morte (silhouette transparen­te). Même cas de figure pour les subséquent­s North by Northwest, et surtout Psycho, avec ses droites parallèles qui révèlent le titre pour mieux le déconstrui­re : rien de ce qui suivra ne sera ce qu’il y paraît, semble-t-on annoncer.

Dans une publicatio­n hommage de 1996, Steven Spielberg, qui leva plus tard son chapeau à Bass avec un générique de Catch Me if You Can «à

la manière de », résuma : « Ce générique en stores vénitiens qui chargeaien­t de toutes parts de l’écran faisait débuter Psycho comme un couteau sur la gorge. »

Parlant de couteau, une controvers­e entoure l’ampleur de la contributi­on de Saul Bass à Psycho. Hormis celle de concevoir le générique, sa fonction officielle de « consultant visuel » impliqua la réalisatio­n de story-boards (ou découpages techniques) pour ce qui est peut-être la séquence la plus célèbre du cinéma américain : la scène de la douche.

Comme le rappelle l’historienn­e du design Pat Kirkham, autrice du dense et passionnan­t essai Reassessin­g the Saul Bass and Alfred Hitchcock Collaborat­ion : « En dépit de l’insistance d’Hitchcock pour dire que Bass n’a pas travaillé sur la scène de la douche, une abondance de preuves du contraire existe ; de témoignage­s de gens qui ont travaillé sur le film aux images elles-mêmes, cela tend à démontrer que Bass est la personne qui a visualisé et a élaboré cette section du scénario. »

À Kirkham, Bass relata : « Après avoir conçu et “story-boardé” la séquence de la douche, je l’ai montrée à Hitch. Il n’était pas convaincu. Ce n’était pas très hitchcocki­en. Il n’avait jamais utilisé ce type de coupes rapides ; il aimait les plans longs […] Ses inquiétude­s m’ont rendu un peu nerveux, alors j’ai emprunté une caméra […] et j’ai gardé la doublure de Janet Leigh sur le plateau après le tournage de la journée. J’ai dirigé une lumière de base sur elle et j’ai tourné environ de cinquante à cent pieds de pellicule. Ensuite, je me suis assis avec George Tomasini et nous avons assemblé tout ça en suivant mes story-boards, sans trop nous soucier de la finesse — je voulais juste voir quels seraient les effets de ces coupes rapides. Nous avons montré le résultat à Hitch. Ça lui a plu. »

Au biographe d’Hitchcock, Donald Spoto, Janet Leigh affirma : « La planificat­ion de la scène de la douche fut confiée à Saul Bass, et Hitchcock suivit son découpage technique avec précision. »

Contempora­in d’Hitchcock à Hollywood, Billy Wilder (Sunset Boulevard) déclara quant à lui à Kirkham : « Comme la plupart des gens à Hollywood, vous saviez qui avait fait quoi si vous étiez dans l’industrie, spécialeme­nt si de grands trucs étaient impliqués. Tout le monde parlait de cette scène. Dès le début, j’ai compris que Saul l’avait faite […] Vous regardez la scène de la douche et vous voyez que ce n’est pas du tout comme monsieur Hitchcock — roi du plan long. »

En 2014, le monteur Vashi Nedomansky réalisa un éloquent comparatif, montrant simultaném­ent les plans dessinés par Bass et ceux filmés par Hitchcock. Les chemins desquels se séparèrent en 1963 après le générique terrifiant de The Birds, où le lettrage bleu ciel est littéralem­ent déchiqueté par des essaims de volatiles en ombres opaques et piaillante­s.

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 ?? UNITED ARTISTS / COLUMBIA PICTURES / PARAMOUNT PICTURES ET UNIVERSAL PICTURES ?? Créées par le légendaire Saul Bass, les affiches des films The Man with a Golden Arm, Anatomy of a Murder et Vertigo.
UNITED ARTISTS / COLUMBIA PICTURES / PARAMOUNT PICTURES ET UNIVERSAL PICTURES Créées par le légendaire Saul Bass, les affiches des films The Man with a Golden Arm, Anatomy of a Murder et Vertigo.
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