La consigne, victime collatérale de la COVID-19
La pandémie fait une nouvelle victime : la bouteille et la canette de bière. Les épiceries et les dépanneurs ne stockent plus depuis plus environ six semaines ces contenants consignés par la loi pour encourager ou forcer le recyclage. Les brasseurs, petits et grands, s’insurgent de ce blocage qui nuit à leur production.
Le ministère de l’Environnement a adressé un ultimatum aux détaillants la semaine dernière, les enjoignant à respecter la loi sur la consigne dans les 24 heures, rappelant qu’un avis de la Santé publique juge la manipulation des contenants usagés sans risque.
Les détaillants ont refusé net de reprendre la pratique qu’ils jugent trop contraignante en temps de crise et au contraire dangereuse pour la santé de leurs employés.
La bière se vend en bouteille ou en canette et de plus en plus en canette d’ailleurs. La crise du recyclage affecte particulièrement la bouteille de bière, le plus souvent brune, normalement lavée et réutilisée de dix à quinze fois pendant sa vie utile.
Une évaluation présentée comme conservatrice par les grands brasseurs de bières établit qu’environ 3350 tonnes métriques de verre consigné sont maintenant sorties du cycle de recyclage au Québec et pourraient se retrouver dans les sites d’enfouissement. Il faut mille ans pour qu’une bouteille de verre se décompose dans l’environnement.
« Près de 100 millions de bouteilles brunes sont en circulation, écrit au Devoir Brigitte Geoffroy, porte-parole de Recyc-Québec, l’organisme de coordination des politiques de récupération et de recyclage du gouvernement. L’impossibilité pour les brasseurs de récupérer ces contenants met en péril leur capacité de continuer à approvisionner le marché québécois. »
Les brasseurs appuient la demande de reprise de la consigne et voudraient bien trouver des solutions satisfaisantes pour tous les acteurs du secteur. « Les volumes de bouteilles brunes et de bouteilles transparentes à remplissages multiples sont très bas au Québec. Ça nous force à des acrobaties sur les lignes de production pour combler les besoins. Il y a aussi des limites à demander aux consommateurs à garder leurs contenants chez eux », dit Patrice Léger Bourgoin, directeur général de l’Association des brasseurs du Québec.
Il représente les grands acteurs totalisant autour de 90 % des ventes (avec les marques étrangères brassées ici) et transporte plus de 96 % de la matière première de verre ou d’aluminium aux « reconditionneurs » du secteur où le Québec est parfaitement autonome.
Pour M. Léger Bourgoin, un enjeu environnemental majeur se profile puisque les volumes non recyclés de verre vont se retrouver dans les sites d’enfouissement. « C’est la source des préoccupations principales que j’ai actuellement », dit-il.
Les microbrasseries se plaignent aussi.
« C’est un enjeu de ne pas ravoir les bouteilles qu’on utilise normalement plusieurs fois », résume Marie-Ève Mirand, directrice générale de l’Association des microbrasseries du Québec. Le groupe compte quelque 180 membres (sur 250 compagnies) qui accaparent au moins 11 % du marché. « On est rendus à l’étape où on est obligés d’injecter rien que de la bouteille neuve dans le système, ou presque. Ça engendre des coûts. »
La bisbille autour des contenants ne fait que rajouter de la peine au malheur sur de petites, voire minuscules, entreprises réparties sur tout le territoire. Le secteur est déjà affaibli par la fermeture des bars et des restaurants.
Dura lex
La Loi sur la vente et la distribution de bières et de boissons gazeuses, datant de 1996, dit que quiconque vend des contenants à remplissage unique doit en « accepter le retour, après consommation ». Le ministère de l’Environnement a redemandé le 27 avril aux associations de marchands de respecter la législation. L’Association des détaillants en alimentation (ADA) du Québec a réitéré son refus dès le lendemain. Elle représente quelque 8000 commerces.
« On considère que nous n’avons pas les effectifs et la logistique pour rentrer et gérer des contenants dans les magasins de manière sécuritaire », dit Stéphane Lacasse, directeur des affaires publiques et gouvernementales de l’ADA. « Le gouvernement nous impose des mesures sanitaires et ne peut pas nous demander du même coup de rentrer des contenants contaminés dans nos magasins. »
L’ADA a proposé ses alternatives au Ministère comme à la société de récupération Recyc-Québec pour encourager la récupération par les clients à l’extérieur des magasins, sur des sites appropriés, comme un conteneur, un stationnement ou un aréna. Le remboursement de la consigne par un récupérateur pourrait profiter à des organismes communautaires, souligne l’Association.
« On est prêts à travailler fort, mais pour nous, le retour de la consigne en magasin est inconcevable », résume M. Lacasse. On est intransigeants sur ce point. À l’extérieur, on pourrait trouver des solutions. »
Changer le système
Les grandes bannières et les chaînes de dépanneurs ne veulent pas plus reprendre la consigne en magasin. « Soyons nuancés », dit Jean-François Belleau, directeur des relations gouvernementales au Conseil canadien du commerce de détail (CCCD). L’organisme représente les grands détaillants comme Métro, Costco ou Loblaws.
« Actuellement, nous sommes en discussion sur les moyens pour remettre en marche le système de consigne, mais dans une perspective sécuritaire pour les employés et les consommateurs. »
Franck Hénot, propriétaire de l’Intermarché Boyer sur le Plateau-MontRoyal défend une position encore plus ferme. Pas question pour lui que son commerce reçoive des bouteilles et des canettes souvent ramassées dans les poubelles alors que son marché refuse les retours par les consommateurs de n’importe quelle marchandise en ce moment ; alors que son commerce accepte les clients au compte-gouttes ; alors que ses travailleurs stressent et se soumettent à de strictes mesures d’éloignement physique.
« Je ne dors pas en ce moment en pensant aux menaces sur la santé de mes employés », dit le patron d’une centaine de salariés.
M. Hénot souhaite finalement que cette crise socio-pandémique serve à renverser de vieilles habitudes, dont celle de la collecte des contenants consignés par les commerçants qui doivent entreposer des produits souillés à côté de produits alimentaires. Il explique que, dans bien des pays, les consommateurs doivent laisser leurs bouteilles et canettes vides dans un centre de tri, un point c’est tout.
« On dit que le monde ne sera plus le même, on est d’accord. Alors, il faut saisir l’opportunité et changer certaines choses. Le système de la consigne au Québec doit être revu. »
C’est un enjeu de ne pas ravoir les bouteilles qu’on utilise normalement plusieurs fois MARIE-ÈVE MIRAND