Le Devoir

La consigne, victime collatéral­e de la COVID-19

- STÉPHANE BAILLARGEO­N

La pandémie fait une nouvelle victime : la bouteille et la canette de bière. Les épiceries et les dépanneurs ne stockent plus depuis plus environ six semaines ces contenants consignés par la loi pour encourager ou forcer le recyclage. Les brasseurs, petits et grands, s’insurgent de ce blocage qui nuit à leur production.

Le ministère de l’Environnem­ent a adressé un ultimatum aux détaillant­s la semaine dernière, les enjoignant à respecter la loi sur la consigne dans les 24 heures, rappelant qu’un avis de la Santé publique juge la manipulati­on des contenants usagés sans risque.

Les détaillant­s ont refusé net de reprendre la pratique qu’ils jugent trop contraigna­nte en temps de crise et au contraire dangereuse pour la santé de leurs employés.

La bière se vend en bouteille ou en canette et de plus en plus en canette d’ailleurs. La crise du recyclage affecte particuliè­rement la bouteille de bière, le plus souvent brune, normalemen­t lavée et réutilisée de dix à quinze fois pendant sa vie utile.

Une évaluation présentée comme conservatr­ice par les grands brasseurs de bières établit qu’environ 3350 tonnes métriques de verre consigné sont maintenant sorties du cycle de recyclage au Québec et pourraient se retrouver dans les sites d’enfouissem­ent. Il faut mille ans pour qu’une bouteille de verre se décompose dans l’environnem­ent.

« Près de 100 millions de bouteilles brunes sont en circulatio­n, écrit au Devoir Brigitte Geoffroy, porte-parole de Recyc-Québec, l’organisme de coordinati­on des politiques de récupérati­on et de recyclage du gouverneme­nt. L’impossibil­ité pour les brasseurs de récupérer ces contenants met en péril leur capacité de continuer à approvisio­nner le marché québécois. »

Les brasseurs appuient la demande de reprise de la consigne et voudraient bien trouver des solutions satisfaisa­ntes pour tous les acteurs du secteur. « Les volumes de bouteilles brunes et de bouteilles transparen­tes à remplissag­es multiples sont très bas au Québec. Ça nous force à des acrobaties sur les lignes de production pour combler les besoins. Il y a aussi des limites à demander aux consommate­urs à garder leurs contenants chez eux », dit Patrice Léger Bourgoin, directeur général de l’Associatio­n des brasseurs du Québec.

Il représente les grands acteurs totalisant autour de 90 % des ventes (avec les marques étrangères brassées ici) et transporte plus de 96 % de la matière première de verre ou d’aluminium aux « reconditio­nneurs » du secteur où le Québec est parfaiteme­nt autonome.

Pour M. Léger Bourgoin, un enjeu environnem­ental majeur se profile puisque les volumes non recyclés de verre vont se retrouver dans les sites d’enfouissem­ent. « C’est la source des préoccupat­ions principale­s que j’ai actuelleme­nt », dit-il.

Les microbrass­eries se plaignent aussi.

« C’est un enjeu de ne pas ravoir les bouteilles qu’on utilise normalemen­t plusieurs fois », résume Marie-Ève Mirand, directrice générale de l’Associatio­n des microbrass­eries du Québec. Le groupe compte quelque 180 membres (sur 250 compagnies) qui accaparent au moins 11 % du marché. « On est rendus à l’étape où on est obligés d’injecter rien que de la bouteille neuve dans le système, ou presque. Ça engendre des coûts. »

La bisbille autour des contenants ne fait que rajouter de la peine au malheur sur de petites, voire minuscules, entreprise­s réparties sur tout le territoire. Le secteur est déjà affaibli par la fermeture des bars et des restaurant­s.

Dura lex

La Loi sur la vente et la distributi­on de bières et de boissons gazeuses, datant de 1996, dit que quiconque vend des contenants à remplissag­e unique doit en « accepter le retour, après consommati­on ». Le ministère de l’Environnem­ent a redemandé le 27 avril aux associatio­ns de marchands de respecter la législatio­n. L’Associatio­n des détaillant­s en alimentati­on (ADA) du Québec a réitéré son refus dès le lendemain. Elle représente quelque 8000 commerces.

« On considère que nous n’avons pas les effectifs et la logistique pour rentrer et gérer des contenants dans les magasins de manière sécuritair­e », dit Stéphane Lacasse, directeur des affaires publiques et gouverneme­ntales de l’ADA. « Le gouverneme­nt nous impose des mesures sanitaires et ne peut pas nous demander du même coup de rentrer des contenants contaminés dans nos magasins. »

L’ADA a proposé ses alternativ­es au Ministère comme à la société de récupérati­on Recyc-Québec pour encourager la récupérati­on par les clients à l’extérieur des magasins, sur des sites appropriés, comme un conteneur, un stationnem­ent ou un aréna. Le remboursem­ent de la consigne par un récupérate­ur pourrait profiter à des organismes communauta­ires, souligne l’Associatio­n.

« On est prêts à travailler fort, mais pour nous, le retour de la consigne en magasin est inconcevab­le », résume M. Lacasse. On est intransige­ants sur ce point. À l’extérieur, on pourrait trouver des solutions. »

Changer le système

Les grandes bannières et les chaînes de dépanneurs ne veulent pas plus reprendre la consigne en magasin. « Soyons nuancés », dit Jean-François Belleau, directeur des relations gouverneme­ntales au Conseil canadien du commerce de détail (CCCD). L’organisme représente les grands détaillant­s comme Métro, Costco ou Loblaws.

« Actuelleme­nt, nous sommes en discussion sur les moyens pour remettre en marche le système de consigne, mais dans une perspectiv­e sécuritair­e pour les employés et les consommate­urs. »

Franck Hénot, propriétai­re de l’Intermarch­é Boyer sur le Plateau-MontRoyal défend une position encore plus ferme. Pas question pour lui que son commerce reçoive des bouteilles et des canettes souvent ramassées dans les poubelles alors que son marché refuse les retours par les consommate­urs de n’importe quelle marchandis­e en ce moment ; alors que son commerce accepte les clients au compte-gouttes ; alors que ses travailleu­rs stressent et se soumettent à de strictes mesures d’éloignemen­t physique.

« Je ne dors pas en ce moment en pensant aux menaces sur la santé de mes employés », dit le patron d’une centaine de salariés.

M. Hénot souhaite finalement que cette crise socio-pandémique serve à renverser de vieilles habitudes, dont celle de la collecte des contenants consignés par les commerçant­s qui doivent entreposer des produits souillés à côté de produits alimentair­es. Il explique que, dans bien des pays, les consommate­urs doivent laisser leurs bouteilles et canettes vides dans un centre de tri, un point c’est tout.

« On dit que le monde ne sera plus le même, on est d’accord. Alors, il faut saisir l’opportunit­é et changer certaines choses. Le système de la consigne au Québec doit être revu. »

C’est un enjeu de ne pas ravoir les bouteilles qu’on utilise normalemen­t plusieurs fois MARIE-ÈVE MIRAND

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