Les étincelles de l’éclosion
Toutes les conditions étaient réunies à Montréal-Nord pour voir la COVID-19 s’y propager, selon des observateurs
On s’y attendait. Quand tu ne portes pas une attention particulière aux milieux les plus fragiles, il arrive ce qu’il arrive. »
Directrice générale de la Maison d’Haïti, Marjorie Villefranche est certes préoccupée par l’éclosion de cas de COVID-19 dans Montréal-Nord. Mais elle n’est pas surprise : toutes les conditions propices à la transmission de la maladie étaient réunies. « Comme dans les CHSLD », laisse-telle tomber en entretien.
« Ça a pris d’être le quartier de l’éclosion la plus forte à Montréal pour qu’on se réveille, et c’est souvent comme ça à Montréal-Nord », ajoute Jacinthe Morin, du Comité logement local de cet arrondissement. « Les gens d’ici sont souvent laissés pour compte… et les réponses arrivent toujours à retardement. »
Dans le cas présent, il s’agit de réponses à une question que tous se posent sur le terrain : malgré toutes les inconnues qui accompagnent cette pandémie, ne pouvait-on pas prévoir qu’une éclosion arriverait dans Montréal-Nord ? Ne pouvait-on pas voir les étincelles avant qu’elles n’allument l’incendie ?
« Depuis le début de la pandémie, il est dit que les plus vulnérables sont les personnes de 60 ans ou plus, ayant des conditions médicales préexistantes — notamment le diabète [sa prévalence dans Montréal-Nord est l’une des plus élevés de Montréal] —, ou étant dans des conditions matérielles défavorables », rappelle une source, qui a longuement oeuvré en santé publique régionale (mais qui n’est pas autorisée à parler publiquement). « Et ces conditions sont toutes présentes dans Montréal-Nord. »
De nombreuses études chiffrent ce qu’elle dit. Le taux de défavorisation matérielle de la population desservie par le CLSC de Montréal-Nord est par exemple près de deux fois plus élevé que la moyenne régionale.
Nulle part ailleurs à Montréal ne trouve-t-on autant de ménages avec
enfants qui doivent consacrer plus de 30 % de leur revenu au logement. « Beaucoup vivent entassés dans des logements de mauvaise qualité, ce qui engendre plusieurs problèmes » au-delà du danger immédiat lié à la COVID19, dit Jacinthe Morin.
La directrice régionale de la santé publique de Montréal, Mylène Drouin, évoquait cette semaine comme facteur de propagation dans Montréal-Nord la « densité urbaine importante », le fait qu’il y a « moins de parcs », et des « enjeux sur la capacité de maintenir la distanciation sociale ».
De même, de nombreux résidents sont des travailleurs de la santé qui font quotidiennement l’aller-retour entre leur domicile et des établissements où la maladie est présente.
Résultat : Montréal-Nord est l’arrondissement le plus durement touché par la crise, avec 1153 cas confirmés au dernier décompte. Surtout, on note un taux de cas positifs par 100 000 personnes qui est près de deux fois plus élevé que dans les autres arrondissements durement affectés.
Portrait connu
« Les questions qu’on pose cette semaine [pour expliquer l’éclosion de la COVID-19], ce sont les mêmes qu’on pose à chaque crise, remarque la mairesse d’arrondissement, Christine Black : la mort de Fredy Villanueva, les logements insalubres, le manque de médecins… »
« Un moment donné, ça devient essoufflant. On sait ce dont on a besoin », dit-elle.
Dans l’immédiat, c’est une aide d’urgence : quelque 5000 masques réutilisables seront distribués dans les prochains jours. Depuis vendredi, la population symptomatique de l’arrondissement peut se faire tester au Centre de dépistage du territoire. Des corridors sanitaires ont été aménagés, pour donner aux piétons plus d’espace de « distanciation ».
Les organismes communautaires sont aussi à pied d’oeuvre pour sensibiliser la population et distribuer du matériel de prévention. Ceux-ci sont essentiels pour espérer toucher toute la population, dit
Christine Black. « On a beaucoup d’immigrants, même de longue date, qui ont une certaine méfiance envers le système », note-t-elle.
Mais toutes ces mesures sont des « plasters », ajoute Mme Black. Rien qui guérira les maux qui ont contribué à faire de Montréal-Nord un foyer d’éclosion de la COVID-19. « Il faudra voir plus creux… et faire des changements importants », dit-elle.
Pour appuyer son propos, Mme Black brandit un tableau qui illustre les « déterminants de la santé ». Il y a quatre grands facteurs identifiés — les comportements liés à la santé, les facteurs sociaux et économiques, les services de santé et l’environnement physique. « Ce n’est pas compliqué : on a des problématiques dans les quatre. »
Mme Black évoque les déserts alimentaires ; la quasi-absence de parcs ; le faible taux de diplomation ; le haut taux de chômage ; le recours fréquent aux banques alimentaires… Autant de facteurs connus de tous les intervenants, politiques ou communautaires. Mais qui, dans le contexte de la pandémie, ne semblent pas pour autant avoir fait clignoter une lumière rouge particulière avant cette semaine.
Approche régionale
L’épidémiologiste Nimâ Machouf dit qu’il n’est pas facile de « voir venir » les éclosions possibles. « Mais il y a des éléments qui peuvent donner des pistes d’indication de ce qu’il faudrait surveiller », ajoute-t-elle.
Par exemple : un meilleur dépistage du personnel dans les résidences pour personnes âgées. « On aurait pu identifier plus de cas positifs avant qu’ils ne contaminent leur entourage. » Ou encore : « Si c’est une communauté plus pauvre, où la promiscuité est souvent plus grande, c’est un élément qui favorise la transmission. Il faut y penser. Même chose s’il y a des rassemblements religieux. Quant au diabète, c’est un facteur d’aggravation pour la COVID. »
Ces données — connues — n’ont pas entraîné d’intervention précise à Montréal-Nord en amont de l’éclosion, reconnait-on à la Direction régionale de la santé publique de Montréal (DRSP).
Cela parce qu’on a plutôt privilégié une approche régionale : les mêmes efforts (prévention, dépistage, information…) partout sur le territoire.
« Est-ce qu’on aurait pu faire plus et plus vite ? se demande David Kaiser, médecin à la DRSP. La réponse plate, pour le moment, c’est qu’on travaille avec un modèle basé sur l’épidémiologie, et qu’on va pouvoir apprécier dans six mois ce qu’on aurait pu mieux faire, notamment auprès des populations plus vulnérables. »
Mais pour notre source en santé publique, cela révèle à quel point « les actions suivent rarement les innombrables voeux pieux qui servent de recommandations et de conclusions aux rapports de santé publique. »
« On s’est mal adressé aux gens de Montréal-Nord, pense pour sa part Marjorie Villefranche. On n’a pas senti, dans le discours des autorités, qu’on parlait à ce quartier, avec ses particularités. Les tartelettes [du docteur Arruda], c’est gentil, mais les gens ne font pas de tartelettes dans ces conditions. Ils n’ont pas le luxe de la distanciation. »