Le cas des Chinois
Santé publique et panique morale au Canada : la recherche du bouc émissaire ne saurait prévaloir sur les soins à donner aux corps souffrants
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La question sanitaire donne lieu régulièrement à des épisodes de panique morale où l’on recherche des boucs émissaires. La pandémie actuelle du coronavirus n’y fait pas exception. Le secrétaire d’État américain, Mike Pompeo, dénonce ainsi le prétendu « virus de Wuhan » pour condamner le régime de la République populaire de Chine et ses ressortissants. Réactivant des réflexes anciens, cette stigmatisation a des échos au Canada et au Québec.
Pour comprendre la stigmatisation et ses fondements sanitaires, l’historien se tourne vers une discipline soeur, l’anthropologie. Dans De la souillure, l’anthropologue Mary Douglas définit la saleté par rapport à un système ordonné. Ainsi, la saleté ou le désordre, « c’est quelque chose qui n’est pas à sa place ». La maladie et l’Autre bouleversent l’ordre des choses, leur intégrité et leur pureté. À ce titre, ils apparaissent nécessairement sous les traits de la malpropreté, même si ce n’est pas réellement le cas.
Main-d’oeuvre masculine
En matière sanitaire, la stigmatisation des Chinois se développe à partir du XIXe siècle. Après les guerres de l’opium des années 1839-1860, l’économie chinoise s’effondre, avec notamment des épisodes de guerres civiles, de sécheresses et de famines intenses. Jusque-là interdite, l’émigration devient un recours de toute première urgence.
De jeunes paysans partent travailler à l’étranger, vers la « Montagne dorée » où ils peuvent assurer la subsistance de leurs familles. Cette migration masculine quitte le sud de la Chine, plus particulièrement la région de Guangzhou dans la province du Guangdong, vers l’Indochine et l’Indonésie, l’Australie, Cuba et les régions côtières du Pacifique. Le Canada est l’un des pôles de ce réseau.
À l’origine, les immigrants chinois s’échinent dans les grands travaux d’infrastructure, comme les chemins de fer, qui exigent une main-d’oeuvre abondante et bon marché. Une fois les grands travaux terminés, ils créent de petites entreprises dans les domaines de la restauration, de la buanderie et du commerce, ce qui leur permet d’échapper aux contraintes du salariat et de s’enrichir à leur compte.
L’entraide communautaire importe dans un monde où la race constitue un critère de discrimination. Ainsi, le gouvernement de John A. Macdonald impose en 1885 une taxe à l’entrée de 50 $ par immigrant provenant de la Chine. Sous le gouvernement de Wilfrid Laurier, la taxe est majorée à 100 $ en 1900, puis à 500 $ en 1903. L’intégration sociale étant difficile vu la discrimination raciale, le regroupement dans des quartiers chinois situés dans les grandes villes assure des conditions optimales de subsistance.
À partir de 1923 jusqu’en 1949, Ottawa ferme ses portes à l’immigration chinoise. Lorsque la migration reprend après la Révolution maoïste de 1949, les immigrants proviennent d’un peu partout en Chine et leur profil sociodémographique se transforme. Il y a ainsi plus de femmes, surtout avec l’adoption internationale, et plus de personnes ayant acquis une éducation supérieure et ayant un capital d’investissement, critères valorisés par le système d’immigration canadien dès 1967.
Les risques de la maladie
Les conditions d’insalubrité du monde industriel engendrent de grandes épidémies de choléra, de typhus, de variole et d’influenza, qui réduisent la maind’oeuvre et menacent l’ordre social. En matière de mouvements migratoires, la gestion du risque sanitaire impose l’instauration d’un dispositif de contrôle fondé sur la quarantaine, les examens médicaux et le refoulement des malades et handicapés. Le Dominion du Canada adopte ainsi des lois en 1906 et en 1919 resserrant ce contrôle sanitaire. Dans ce dispositif, les immigrants chinois font l’objet d’une attention particulière en juillet 1923. Les normes canadiennes leur imposent une visite médicale pour, entre autres, dépister la peste et la tuberculose.
Le moment marquant de la stigmatisation sanitaire est celui de la Commission royale d’enquête sur l’immigration chinoise au Canada, dirigée par le ministre fédéral Joseph-Adolphe Chapleau et le juge John Hamilton Grey en 1884 et 1885. Le contexte se prête à l’enquête : la construction du chemin de fer s’achève et les dizaines de milliers d’immigrants du Guangdong ne sont plus requis.
Les témoignages recueillis par les commissaires charrient leur lot de préjugés et, pour l’essentiel, sont le fait d’Occidentaux. Ils reprennent les poncifs habituels sur les immigrants au moment des grands mouvements de population du XIXe siècle : les Chinois peuvent être un apport important à l’économie, mais aussi une menace pour la santé publique et pour la pureté morale et raciale.
Sur ces derniers points, les témoins convergent : les immigrants arrivent en bonne santé, sont industrieux, mais leur promiscuité est un facteur de risque. Pour le pasteur Philip Dwyer, « s’il se déclarait une épidémie, tous ces Chinois se nourrissant de manière insuffisante et vivant entassés au milieu d’animaux et d’immondices engendreraient la peste ». Selon un officier de santé américain, la vaccination n’est pas usuelle en Chine.
La petite vérole serait rare parmi les Chinois, et ils seraient exempts de maladies contagieuses comme la scarlatine ou la rougeole. L’action antiseptique de la fumée, que ce soit celle de l’opium ou celle du tabac, les en préserverait, mais elle les rendrait très sensibles à la consomption. Selon d’autres témoignages, la lèpre et les maladies vénériennes seraient courantes. La mention de ces pathologies traduit bien l’inconfort des responsables sanitaires devant un groupe surtout composé d’hommes en célibat forcé, source potentielle de désordres moraux.
Santé et économie
Les préjugés sanitaires persistent, surtout lorsque les ressortissants chinois dérangent l’ordre économique établi. À la fin du XIXe siècle et au début du XXe, le service des buanderies connaît une rude concurrence. Déjà soumis à de lourdes taxes municipales et provinciales, les blanchisseurs chinois doivent lutter contre les racontars. La présence réelle ou avérée du bacille de la lèpre, pathologie assimilée à la malpropreté, fournit un prétexte commode. Un Chinois en aurait été atteint à Trois-Rivières en 1896, et les services d’hygiène ont imposé la quarantaine à la buanderie.
L’Action catholique du 26 février 1936 rapporte la rumeur extravagante d’une skieuse québécoise infectée par un mouchoir venant d’une buanderie chinoise. L’historien Christian Samson relève que la salubrité des buanderies chinoises demeure une préoccupation des autorités municipales de la Ville de Québec. La Ville adopte en avril 1910 un règlement exigeant une inspection régulière et l’examen médical des employés. La réglementation s’avère avantageuse pour les propriétaires des autres buanderies, qui voient des obstacles se dresser sur la route d’encombrants concurrents.
Enfin, la stigmatisation sanitaire peut frapper des citoyens d’origine chinoise vivant depuis plusieurs générations au Canada et au Québec. Survenant dans le contexte sécuritaire de l’après-11 Septembre, de l’accélération de la mondialisation économique et de la gestion néolibérale des soins de santé, l’éclosion du SRAS à Toronto en 2003 suscite un épisode de vive panique morale. Dans le secteur des soins infirmiers où les personnes d’origine chinoise et philippine sont bien représentées, l’épidémie donne lieu à de nombreux comportements traduisant la suspicion anti-asiatique, et plusieurs infirmières doivent rompre les liens avec leur communauté afin de montrer qu’elles sont propres. Les allégations d’insalubrité ont des effets délétères dans les secteurs du tourisme et de la restauration, où les restaurants du quartier chinois de Toronto enregistrent une baisse de 60 à 80 % de leur clientèle pendant la crise.
Intégrer l’ordre des choses
Les stigmates de la saleté et de la maladie peuvent s’effacer lorsque les Chinois trouvent une place dans l’ordre occidental des choses. C’est entre autres le cas lorsqu’ils intègrent la communauté des croyants grâce à l’acte purificateur par excellence, celui du baptême dans la foi catholique ou protestante.
Dans la première moitié du XXe siècle, l’entreprise missionnaire et l’apostolat communautaire abondent en récits édifiants où, grâce au sacrement, le malade guérit ou décède pour mieux aller au ciel. […] La ferveur religieuse diminuant, les valeurs séculières constituent désormais le noyau de l’ordre des choses à partir des années 1950. Ces valeurs sont celles de la science médicale et des normes de santé physique qui deviennent communes pour tous. Dans la foulée de
Norman Bethune, plusieurs Québécois visitent la Chine entre 1971 et 1974. Pour des motifs de sympathie idéologique ou par volonté d’apprendre de l’expérience chinoise, ils en soulignent les aspects positifs.
Dans son observation du système de santé, le docteur Denis Lazure met l’accent sur l’esprit de groupe des Chinois. Le docteur Yves Morin estime que leur condition physique est bonne en dépit de la consommation de tabac. Quant au journaliste Jean Paré, il constate avec surprise que les Chinois « mangent plus sainement qu’ici et font plus d’exercice ».
Cette appréciation favorable est forte au cours des décennies suivantes avec le développement de l’adoption internationale au Canada et au Québec. De 2012 à 2014, près d’un enfant adopté sur cinq est né en Chine. Vu les contrôles médicaux, les petites Chinoises sont privilégiées du fait de leur bonne condition physique et sanitaire. Intégrer l’ordre familial s’avère plus facile lorsque la santé y incline.
À l’instar d’un jeu de miroir, la gestion du risque sanitaire montre moins la réalité de la maladie et de l’insalubrité que la menace appréhendée à l’ordre des choses. La stigmatisation des Chinois relève de ce phénomène. En matière de santé publique, la recherche du bouc émissaire ne saurait prévaloir sur les soins à donner aux corps souffrants, puisque l’éthique des soins assure une vie bonne aux êtres humains.
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