Le Devoir

Leurs métiers changés par un ennemi minuscule

Une nouvelle réalité qui aurait pu être évitée

- ISABELLE PARÉ

Depuis six semaines, Nora Elblidi Gagnon n’a plus l’impression d’être un « ange », mais plutôt une cosmonaute quand elle monte à bord de son ambulance d’Urgence Santé, au secours de personnes en détresse atteintes de la COVID-19.

Emmailloté­e dans sa combinaiso­n digne d’un David Saint-Jacques, le visage couvert de lunettes et d’un demi-masque aux airs d’équipement de plongée, la « relation d’aide » de cette « paramédica­le » a pris ces derniers temps une tout autre tournure lors d’interventi­ons menées auprès de personnes infectées.

« On fait peur ! insiste Nora, du haut de ses 5 pieds 2. On doit crier à travers les masques pour que les gens nous comprennen­t. C’est difficile d’être rassurants pour les personnes en détresse ou leur famille. Ils ne voient même plus nos sourires ni notre visage ! Ça rend l’empathie plus difficile. »

« Quand on débarque, dit-elle, les proches ne comprennen­t pas toujours qu’on prenne quelques minutes de plus pour revêtir nos combinaiso­ns avant d’aider les malades. »

Jeudi, son partenaire et elle ont été dépêchés sur les lieux d’une urgence psychiatri­que. Heureuseme­nt, des policiers, aux allures un peu plus humaines que le tandem encapsulé, étaient là pour les aider. Quand c’est possible, un ambulancie­r masqué se porte au chevet du patient infecté, et l’autre, à visage découvert, rassure à distance les familles. En Italie, des médecins ont collé la photo de leur visage sur leur jaquette pour offrir un visage plus humain à leurs patients. Nora y songe.

« Oui ça prend plus de temps pour intervenir parce qu’on doit se protéger des pieds à la tête. Mais ces minutes-là sauvent aussi des vies », insiste-t-elle. Maintenant, la moitié des appels passés à Urgences Santé à Montréal sont des cas soupçonnés ou confirmés de coronaviru­s.

Stratégie gagnante

Depuis le tout début de l’épidémie, ces profession­nels de l’interventi­on d’urgence ne lésinent pas avec le virus. En six semaines, on n’a rapporté que 10 cas d’infection parmi les 800 employés d’Urgence Santé à Montréal déployés sur le terrain.

Ils sont pourtant très exposés lors de manoeuvres de réanimatio­n, d’intubation, et lorsqu’ils manipulent et placent les patients infectés sur les civières, à l’intérieur de logis non ventilés où des personnes malades sont confinées. « Dès le début, nous avons opté pour la protection maximale et ça a été payant. Dès qu’un ambulancie­r a des symptômes ou a été à risque d’exposition, lui et son équipier sont aussitôt retirés de façon préventive. On est toujours deux dans l’habitacle d’un véhicule, les risques de s’entre-contaminer sont grands », explique Réjean Leclerc, président du Syndicat du préhospita­lier à Montréal.

Cette stratégie est sans compromis. Protection complète avec combinaiso­n, gants, masques 3000 à filtre et lunettes de protection pour tous les appels « COVID-19 confirmés ou soupçonnés ». Un accoutreme­nt souvent aperçu dans des pays comme la Corée, où les cas d’infection ont été réduits presque à néant.

« Au tout début, quand on regardait aller le personnel des hôpitaux et des CHSLD, parfois sans masques efficaces ou équipement de protection, on sentait la catastroph­e venir. On se disait déjà que ça finirait en feu de paille », déplore Réjean Leclerc.

La culture de la « catastroph­e », inhérente au métier, a sûrement joué dans cette stratégie du tout pour le tout, totalement appuyée par les patrons d’Urgence Santé, relance Réjean Leclerc. « On a vécu le H1N1, le SRAS, on travaille toujours à l’étroit, autant dans les ambulances que collés sur les malades. On a focalisé tout de suite

sur la plus haute protection possible. »

Et depuis mars, les ambulancie­rs nettoient, nettoient, et nettoient. Et endurent. « On est tellement hypervigil­ants qu’après deux appels, on est brûlés. On doit porter nos masques en tout temps. Même si on éternue dedans ! » raconte Nora. L’équipement, réutilisab­le, est désinfecté entre chaque interventi­on et les précieux masques lavables, quand ils ne sont pas sur des nez, sont placés dans des contenants de crème glacée étanches.

Le jour et la nuit

Tout un contraste avec ce qui se passe dans les hôpitaux et les CHSLD, là où les malades convergent et où l’épidémie poursuit de plus belle son incursion. Les chiffres parlent d’eux-mêmes. Québec annonçait vendredi un nombre record de décès en une journée… après six semaines d’isolement. Le pic devait être atteint mi-avril, mais le taux de contaminat­ion progresse toujours à Montréal. Un taux alimenté par les patients hospitalis­és mal isolés les uns des autres, et du personnel que l’on continue de balader entre zones chaudes et zones froides, ou d’une unité à l’autre.

Pour ajouter au tableau, vendredi, des CIUSSS de Montréal ont entrouvert une porte périlleuse, impensable il y a quelques semaines : permettre à des employés infectés par le coronaviru­s d’aller travailler dans les hôpitaux en cas de rupture de services.

Un scénario prévisible

Trois préposées aux bénéficiai­res sont déjà décédées de la COVID-19. Pour Pascal Bastarache, président du Syndicat du personnel paratechni­que, des services auxiliaire­s et des métiers (FSS-CSN) de la Mauricie, la catastroph­e annoncée se concrétise un peu plus chaque jour.

Cette région comptait au début d’avril 25 % des travailleu­rs infectés de la province. Le CHSLD Laflèche de Shawinigan a été l’un des premiers dévastés par l’épidémie. À ce jour, 70 % des employés ont été infectés, ainsi que 106 des 138 résidents, dont 43 sont décédés.

« Malgré tout ce qui s’est passé et tout ce qu’on sait maintenant sur les personnes asymptomat­iques, des travailleu­rs d’un CHSLD “chaud” étaient encore déplacés, le 22 avril dernier, vers d’autres non touchés. Dès le lendemain, des cas éclataient dans trois nouveaux CHSLD. Si on avait donné des masques aux gens et stoppé la mobilité dès le début, on n’en serait pas là aujourd’hui, se désole M. Bastarache. Beaucoup de vies auraient pu être sauvées. »

Dans son hôpital de la Rive-Sud, le Dr Germain Poirier, interniste et intensivis­te, garde quant à lui le moral, malgré la nouvelle « normalité » qui s’est abattue sur tout le personnel. À l’orée du déconfinem­ent, il ne voit pas venir la fin de cette crise à l’horizon. « Si on avait eu accès à des tests dès le départ, ça aurait changé la donne dans les CHSLD, limité le nombre de décès et évité la contaminat­ion des hôpitaux. Il n’y a aucune raison qu’on n’ait pas eu au Québec la capacité d’être autosuffis­ants en réactifs pour les tests, en masques, en écouvillon­s. Il aurait fallu être prêts dès le départ. Mais après le SRAS, les instances ont fermé les yeux. Là, dit-il, on est pris à gérer une semaine à la fois. »

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