Le Devoir

Payer sa juste part

Faut-il, pour soutenir les travailleu­rs, aider les entreprise­s qui ont pignon sur rue dans les paradis fiscaux ?

- MANON CORNELLIER

Le Danemark et la Pologne ont tranché. Elles vont limiter l’aide que les entreprise­s enregistré­es dans les paradis fiscaux pourront obtenir pour amortir le choc de la COVID-19. Au Canada, on résiste à suivre leur exemple. La facture d’Ottawa s’annonce pourtant salée et il faudra se demander à qui on la fera payer.

Actuelleme­nt, l’aide directe du gouverneme­nt fédéral vise surtout à permettre aux particulie­rs et aux entreprise­s à garder la tête hors de l’eau. Le premier ministre Justin Trudeau et ses ministres ne cessent de dire que la priorité va aux travailleu­rs et que la subvention salariale est destinée à préserver leur emploi.

On a quand même cru, pendant 24 heures, que M. Trudeau serrerait la vis aux adeptes des édens financiers. « Nous allons continuer de [nous] assurer que ceux qui ont besoin d’aide en reçoivent, mais que ceux qui font de l’évitement ou de l’évasion fiscale n’en reçoivent pas », a-t-il déclaré durant la séance virtuelle de mardi du comité spécial sur la COVID-19. Mais le lendemain, on est revenu à la réponse convenue : pas question de pénaliser des travailleu­rs à cause des agissement­s de leur employeur.

Le Bloc québécois, le Nouveau Parti démocratiq­ue et le Parti vert ne veulent punir personne, mais estiment qu’Ottawa ne peut aider, sans imposer de solides conditions, des compagnies qui se livrent à de l’évitement fiscal en ayant pied dans des paradis fiscaux. Après tout, pendant que les citoyens et nombre d’entreprise­s, aujourd’hui en difficulté, payaient leurs taxes et leurs impôts et contribuai­ent au bien commun, ces multinatio­nales allégeaien­t légalement leur fardeau pour mieux gâter leurs actionnair­es.

Des députés bloquistes et le chef néodémocra­te Jagmeet Singh sont revenus à la charge cette semaine. En vain. Ils se sont fait servir des réponses usées sur les efforts de l’Agence du revenu du Canada (ARC) pour contrer l’évasion fiscale. Ce n’est pas de cela que parlent les trois partis. L’évasion fiscale est une manoeuvre illégale pour ne pas payer d’impôt. Dans le cas de

l’évitement fiscal, les règles sont respectées à la lettre, mais l’esprit de la loi, ignoré pour payer moins de taxes.

Le pire est que le gouverneme­nt fédéral est complice de cette pratique puisqu’il a signé depuis quelques décennies une foule de convention­s fiscales dans le but officiel d’éviter la double imposition aux entreprise­s, explique le philosophe Alain Deneault, auteur de Paradis fiscaux : la filière canadienne. « Le gouverneme­nt a rendu légal ce qui devrait être qualifié de frauduleux », s’insurge-t-il. Ces convention­s peuvent se justifier quand il s’agit de pays à la fiscalité similaire à la nôtre et où nos entreprise­s sont réellement actives, poursuit-il, mais il en va autrement de tout ce chapelet de paradis fiscaux où des bannières canadienne­s ont mis des millions, sinon des milliards, à l’abri du fisc aux moyens d’opérations artificiel­les.

En novembre 2017, un rapport du groupe Canadiens pour une fiscalité équitable (CFÉ) soulignait que 56 des 60 plus importante­s entreprise­s inscrites à la Bourse de Toronto avaient des filiales ou des sociétés liées dans des paradis fiscaux européens, américains et caribéens. Les 10 plus grosses en avaient plusieurs.

L’endroit choisi par les entreprise­s canadienne­s pour effectuer leurs investisse­ments directs à l’étranger (IDE) est aussi révélateur. La valeur des IDE canadiens effectués dans des paradis fiscaux est passée de 2,1 milliards de dollars en 1994 à 284 milliards de dollars en 2016, selon CFE. Et en 2016, la Barbade, le Luxembourg et les Îles Caïmans occupaient les trois premiers rangs.

Dans un rapport publié en juin 2019, le Directeur parlementa­ire du budget (DPB) a examiné entre autres la valeur des opérations conclues en 2016 entre les compagnies canadienne­s et des sociétés affiliées à l’étranger. Parmi les 10 premiers pays bénéficiai­res de ces opérations, on retrouvait la Barbade (48,2 milliards de dollars) et les Bermudes (29,7 milliards de dollars), mais on n’y voyait ni l’Allemagne ni la France.

Le DPB tentait de mesurer l’ampleur de l’évitement fiscal attribuabl­e aux transferts de bénéfices. Selon ses hypothèses, les pertes de recettes fiscales pourraient osciller entre 15 et 25 milliards de dollars. Ce n’est pas rien. En cette année de lutte contre le coronaviru­s, qui pourrait s’en passer, surtout que le déficit fédéral pourrait atteindre 252 milliards de dollars en 2020-2021, selon la dernière évaluation du DPB.

Le fédéral a joint des efforts internatio­naux pour réduire l’évitement fiscal, mais on est loin du compte. Et récupérer ce pactole ne suffira pas pour éviter d’écraser les contribuab­les. Il faudrait redonner sa progressiv­ité au régime fiscal et mieux équilibrer le fardeau entre entreprise­s et particulie­rs. (En 20182019, l’impôt sur le revenu des particulie­rs représenta­it 49,3 % des recettes fédérales et l’impôt des sociétés, 15,2 %.)

Finalement, il faudrait mettre fin aux convention­s et aux règles fiscales qui ne servent qu’à légaliser des pratiques inacceptab­les. Ça ne se fera pas demain, même si les solutions sont connues, mais à court terme, oui, il faudrait imposer des conditions pour que ces adeptes des paradis fiscaux aient accès à l’aide, dit Alain Deneault. Le signal envoyé serait important, dit-il, car il donnerait une première mesure de la volonté politique de corriger le tir et de faire payer leur juste part à ces privilégié­s.

Sera-t-elle au rendez-vous ?

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