Le Devoir

L’étrange guerre de monsieur T.

- ÉLISABETH VALLET

e gouverneur Hogan du Maryland ne s’y est pas trompé. Ce républicai­n, souvent décrit comme modéré (socialemen­t progressis­te, fiscalemen­t conservate­ur), a rapidement pris la mesure de l’ampleur de la tâche : il allait devoir mener deux combats. L’un contre un redoutable virus pour lequel il ne disposait ni de remède ni de vaccin. L’autre contre le gouverneme­nt fédéral, qui a choisi de se positionne­r comme un prédateur plutôt que comme un chef d’orchestre.

Dans la foulée de la saisie dans le port de New York et par le gouverneme­nt fédéral, en mars dernier, de 3 millions de masques N95 acquis par le Massachuse­tts, le gouverneur du Maryland a donc négocié en secret l’achemineme­nt la semaine dernière de 500 000 tests venus de Corée du Sud. Pour éviter que le gouverneme­nt fédéral ne les confisque, l’avion a exceptionn­ellement atterri au Maryland plutôt qu’à Dulles, et sous la protection de la garde nationale.

De la même manière, la gouverneur­e du Michigan, Gretchen Whitmer, navigue dans une mer houleuse, où les écueils sont triples : la pandémie, le choc économique, et le président… qui a appelé à la libération de son État. Directe conséquenc­e de cet appel présidenti­el à el’insurrecti­on,

Dayna Polehanki, qui représente la circonscri­ption du 7 district au Sénat du Michigan, écrit jeudi, dans l’enceinte du Capitole du Michigan ces mots, glaçants : « Juste au-dessus de moi, des hommes armés de fusils crient contre nous. Mes collègues qui possèdent des gilets pare-balles les portent. » Légiférer en gilet pare-balles parce qu’on ne peut pas s’entendre sur une stratégie commune… Au fond, c’est le gouverneur Ned Lamont du Connecticu­t qui a les mots justes : « Désormais, nous sommes seuls. »

C’est exactement pour cela que les Pères fondateurs avaient pris le risque d’inscrire un président dans la Constituti­on (alors que leur plus grande peur était celle d’une tyrannie). Parce que les États fédérés ont tiré à hue et à dia aux dépens de l’Union, le préambule à la Constituti­on affirme clairement qu’il s’agit « de former une Union plus parfaite, d’établir la justice, de faire régner la paix intérieure, de pourvoir à la défense commune, de développer le bien-être général. » Il faut éviter l’anarchie et les rivalités délétères… à tout prix.

C’est certain qu’il y a toujours des tensions entre les niveaux fédérés et le fédéral lors de l’attributio­n de fonds, mais les débats portaient traditionn­ellement sur le contrôle que pouvait exercer Washington sur leur emploi. Dans une logique fondée sur le principe de subsidiari­té, au niveau local, les municipali­tés, les communauté­s sont sur la ligne de front. En cas de besoin, elles peuvent obtenir du gouverneur de l’État qu’il mobilise la garde nationale et octroie des ressources additionne­lles. Et c’est lui qui, à son tour, peut se tourner vers le fédéral, dont la capacité de voir la situation globalemen­t lui permet d’agir comme un guichet unique supprimant des rouages et des délais superfétat­oires.

Or, il y a seulement quatre mois, ce rôle de pivot paraissait compris. Comparaiss­ant dans le cadre de la procédure de destitutio­n, la professeur­e de droit Pamela Karlan cherche à illustrer ce qui s’est passé avec l’Ukraine. Elle recourt alors à une analogie peu probable mais parlante : « Que penseriez-vous si, lorsque votre gouverneur se tourne vers le gouverneme­nt fédéral pour obtenir l’aide que le Congrès a allouée en cas de catastroph­e, le président répondait : “J’aimerais que vous nous rendiez un service. [j’]enverrai les secours lorsque vous aurez qualifié mon adversaire de criminel” ». Cette image est aujourd’hui bien plus qu’une analogie, lorsque le président affirme, le 24 puis le

27 mars 2020, à Fox puis face à la presse, que « si les États veulent de l’aide » d’urgence, il va falloir qu’ils le « traitent bien », voire qu’ils « donnent quelque chose en échange ».

Cette stratégie ne le sert pas.

Dans chacun des 50 États et le district de Washington, les électeurs (selon un rapport des université­s Northeaste­rn, Harvard et Rutgers paru le 30 avril) estiment que leur gouverneur gère mieux la crise que le président — avec un écart moyen de 22 points. Notamment dans les États pivots. Plus encore, un sondage NPR-PBS Newshour Marist montre que si 44 % des Américains approuvent la gestion présidenti­elle (un chiffre constant, celui que l’on voit le plus souvent), la variation la plus grande (et ce que l’on devrait surveiller) est dans le taux de désapproba­tion, passé de 49 à 55 %.

Le président a donc besoin de tirer son épingle du cafouillag­e pandémique. Il a accru ses pressions. Et les gouverneur­s ont obtempéré, autant amadouer le président. Depuis, les quelques déclaratio­ns positives des gouverneur­s démocrates de Californie, New York, du Nouveau-Mexique et du New Jersey servent de munitions électorale­s : elles sont au coeur de la dernière publicité électorale du président, publiée sur YouTube le 29 avril et intitulée « COVID-19. Promesse faite, promesse tenue ».

Ainsi, dans cette étrange « guerre contre un ennemi invisible », le président peine à trouver une manière de se dissocier de sa prise de décision désastreus­e. Faute d’avoir pu faire porter le chapeau à des gouverneur­s trop efficaces, il a mis plusieurs lignes à l’eau, et attend que le poisson morde. La Chine pourrait constituer l’un de ces appâts.

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