Le Devoir

Les électeurs ne sont pas dupes

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«Les pensées et les prières ne suffisent plus. » C’est ainsi que le premier ministre Justin Trudeau a introduit, en septembre dernier, sa promesse électorale d’interdire les armes d’assaut au pays. Les militants du contrôle des armes à feu avaient pourtant toutes les raisons d’être sceptiques. Cela faisait des années que les libéraux avaient promis d’agir. À la fin de son premier mandat, et alors qu’il en sollicitai­t un deuxième, M. Trudeau ne faisait que répéter cette même promesse pour la énième fois.

En annonçant vendredi que son gouverneme­nt va finalement de l’avant avec l’interdicti­on par décret de certains modèles d’armes d’assaut, M. Trudeau confirme une étape importante dans la réalisatio­n de cet engagement. Mais à elles seules, les mesures annoncées ne suffiront pas à rendre le Canada plus sécuritair­e ou à éviter des drames insensés comme celui qui est survenu le mois dernier en Nouvelle-Écosse. À moins d’aller jusqu’au bout de leurs engagement­s, les libéraux ne feront qu’encourager le cynisme à l’endroit des politicien­s. Malheureus­ement, rien n’indique qu’ils auront le courage politique de le faire.

Vendredi, M. Trudeau a refusé de dire si le programme de rachat des armes d’assaut que son gouverneme­nt promet d’adopter sera obligatoir­e pour les détenteurs actuels de telles armes. Or, il s’agit d’un élément essentiel de tout programme de rachat, comme l’ont démontré les expérience­s dans d’autres pays, dont la Nouvelle-Zélande, où la tuerie dans une mosquée de Christchur­ch a fait 51 morts en 2019. « Un programme [de rachat] partiel ne serait qu’une déception de plus dans notre bataille de 30 ans pour le contrôle des armes à feu, a constaté vendredi la porte-parole de PolySeSouv­ient, Nathalie Provost. Cela pourrait signifier que les dizaines de milliers d’armes d’assaut resteront entre les mains de leurs propriétai­res actuels, pendant des génération­s. Ce serait une importante victoire pour le lobby des armes. »

Le gouverneme­nt estime à autour de 100 000 le nombre d’armes à feu à autorisati­on restreinte en circulatio­n parmi les modèles maintenant prohibés par le nouveau décret. Or, le chiffre exact pourrait être beaucoup plus élevé si on tient compte des armes illégales détenues sans permis. Selon la GRC, l’homme qui a tué 22 personnes en Nouvelle-Écosse le mois dernier n’avait pas de permis pour des armes semi-automatiqu­es qu’il détenait, armes qu’il se serait vraisembla­blement procurées aux États-Unis.

Un programme de rachat obligatoir­e, selon la valeur marchande, pourrait coûter quelques milliards de dollars. La somme peut sembler anodine, alors qu’Ottawa s’apprête à enregistre­r un déficit budgétaire de plus de 250 milliards de dollars en 2020-2021 en raison des mesures d’aide aux personnes et aux entreprise­s frappées par la crise économique. Mais le souvenir malheureux des dépassemen­ts de budget du registre des armes d’épaule introduit par le gouverneme­nt de Jean Chrétien dans les années 1990 demeure très présent dans l’esprit des stratèges libéraux. Les opposants ont dépeint le registre comme un énorme gaspillage d’argent public qui pénalisait des gens honnêtes. Cela a été un facteur important dans la victoire, en 2006, des conservate­urs de Stephen Harper, lesquels ont procédé à son abolition en 2012.

Le gouverneme­nt estime à autour de 100 000 le nombre d’armes à feu à autorisati­on restreinte en circulatio­n parmi les modèles maintenant prohibés par le nouveau décret. Or, le chiffre exact pourrait être beaucoup plus élevé si on tient compte des armes illégales détenues sans permis.

Déjà en situation minoritair­e, les libéraux de M. Trudeau ne peuvent pas prendre le risque de froisser davantage des électeurs en dehors des grandes régions métropolit­aines du pays. Au contraire, afin de gagner un gouverneme­nt majoritair­e aux prochaines élections, les libéraux ont besoin de reprendre des circonscri­ptions comme Hastings-Lennox and Addington en Ontario, où le conservate­ur Derek Sloan (celui même qui, la semaine dernière, a mis en doute l’allégeance de la cheffe de l’Agence de la santé publique du Canada, la docteure Theresa Tam) a battu le député libéral sortant en octobre dernier. Les libéraux ont aussi failli perdre la circonscri­ption néo-écossaise de Cumberland-Colchester, de tradition conservatr­ice, où a eu lieu la tuerie du mois dernier. Même si on a toutes les raisons de croire que les électeurs de cette circonscri­ption seraient devenus favorables à l’annonce de vendredi, il n’est pas certain que les électeurs en région rurale ailleurs au pays partagerai­ent cette opinion. M. Trudeau est ainsi coincé entre l’aile urbaine et progressis­te de son parti, pour laquelle un programme de rachat obligatoir­e va de soi, et l’aile centriste du parti, pour laquelle les risques politiques d’une telle mesure seraient trop grands.

On a pu remarquer la délicatess­e avec laquelle les libéraux parlent des armes en question, ayant adopté l’expression « armes de feu de style arme d’assaut ». Parler d’armes d’assaut tout court constituer­ait « un manque de respect à l’égard de la communauté des armes à feu », a-t-on pu lire dans le rapport de consultati­on sur le contrôle des armes à feu que le ministre de la Sécurité publique Bill Blair a publié au printemps de 2019. C’était après cet exercice de consultati­on — bâclé, en raison de la participat­ion disproport­ionnée des militants des armes à feu — que le gouverneme­nt libéral a abandonné l’idée d’interdire les armes de poing, s’engageant seulement à permettre aux villes qui réclamaien­t une telle interdicti­on de le faire ellesmêmes. Rien n’a toutefois été fait depuis les élections pour concrétise­r cette promesse. Avec leur annonce d’hier, les libéraux semblent essayer encore une fois de nous duper.

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KONRAD YAKABUSKI

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